Où l’on déclare bien haut la guerre à la guerre

Coup de coeur du Carnet

Jean-Pierre VERHEGGEN, Ma petite poésie ne connaît pas la crise, Gallimard, 2017, 120 p., 14.50 €/ePub : 10.99 €, ISBN : 9782072729232

verheggenBon. Il suffit d’ouvrir la radio. D’écouter le journal. De lire un quotidien. Et cela nous tombe dessus : la rhétorique de l’époque, la rhétorique médiatique, est à la guerre. Avec son cortège de rodomontades. Et ses discours, a contrario, pacifistes et sirupeux. Comment l’ignorer ? C’est partout autour de nous. Partout. Comment lutter contre ? En tant que poète, je veux dire ? En tant qu’amoureux fou de la langue ? Comment ? En fourbissant ses armes de poète, pardi ! En fourbissant sa langue. Ses façons de faire bien à soi. Ses façons de faire incisives et bien pendues. N’hésitant pas à rentrer dans le lard franco. Ne tournant pas autour du pot. Jamais. Ses façons de dire qui moquent ou qui démontent, tournent en dérision tout esprit de sérieux – qui n’est, sans doute, tout au fond, qu’une façon de se poser là, qu’une façon d’occuper le terrain, de prendre le pouvoir.

Fourbir ses armes, dégainer son artillerie poétique, lutter contre les discours totalitaires, totalisants, rouvrir ainsi des brèches, casser le beau joujou, les langues parfaitement rodées, autosatisfaites et suffisantes, voilà bien à quoi s’attèle, depuis des lustres, Jean-Pierre Verheggen, grand pourfendeur de langages « cuits » et « recuits », s’il en est. Pas étonnant, dès lors, que Ma petite poésie ne connaît pas la crise, dernier recueil en date de Verheggen, réponde, à sa façon, avec ses armes, éminemment poétiques, à « l’esprit de l’époque », à cette rhétorique guerrière et mortifère.

Car cette Petite poésie est une arme de guerre. Attaquant de plein fouet tout esprit de sérieux. Tournant en dérision, tout d’abord, les poètes eux-mêmes. Ou du moins ceux et celles qui ont baissé les bras. Ne font pas ou ne font plus de la poésie, de la pratique poétique, un champ de bataille, une lutte sans pitié contre l’esprit de l’époque. Privilégient, à la lutte, le consensus, le bon goût sirupeux, la bonne posture ou le cynisme à tout crin, le sourire en coin, le parler « branchouille », le mépris pour ceux et celles qui n’ont pas abandonné le combat. Tous ceux et toutes celles qui n’ont pas de « plan de carrière », en somme. Tous ceux pour qui la poésie, la pratique poétique, n’est pas une affaire de salon.

Oui ! Vous qui
crânez subtil,
patientez classe,
louvoyez courbe,
finassez virtuose,
souriez désinvolte,
musardez chafouin,

… cessez donc de nous prendre de haut en cherchant à nous snober !

et vous aussi qui tronquez,
cisaillez, équeutez,
écourtez les mots, vous qui dites ou écrivez :
comme d’hab. – quand ce n’est cdab ! –
ou, j’en passe, actu. pour actualité

Allez vous faire déchiffrez ailleurs !

Les armes de Verheggen ?

On les connaît. La gouaille, bien sûr. Et l’apostrophe. La moquerie style bouffon du roi. L’exagération. Puis le goût des mots. Surtout le goût des mots. Le goût de les laisser« faire leur cinéma », en quelque sorte. Le grand plaisir, très gamin, très enfantin, qu’il y a à les laisser prendre les rênes. À les laisser induire en nous des histoires, « fictions » rocambolesques, souvent délirantes. Il y a aussi le « bestiaire ». Tout le « bestiaire ». Le petit peuple qui, patiemment, aura nourri, au fil du temps, l’imaginaire de Verheggen. Le petit peuple qu’il convoque sans cesse dans ses livres. Sur lequel il s’appuie pour « concrétiser », en quelque sorte, ses délires verbaux. « Canaliser » un tant soit peu l’énorme pouvoir des mots. Leur manie de sale gosse de tout ficher en l’air. Bestiaire peu animalier, à vrai dire. Bestiaire fait pour que tout cela, cette poésie, tienne, bon an mal an, la route. Ne parte pas en couille, comme on dit. Comme s’il fallait à Verheggen toutes ces « figures » pour arriver, bon gré mal gré, à tenir le cap, à faire en sorte de ne pas être constamment débordé. Petit peuple constitué de grandes « figures ». Il y a celle, bien sûr, de Tintin, peu présent cette fois-ci. La « figure » de Rimbaud, grand frère d’armes, grand fouteur de merde. Celle, plus abstraite, que constituent les pages roses du dictionnaire. Celles, tout aussi abstraites, des citations latines, des slogans détournés, des modes d’emploi bidon, des recettes de cuisine. Celle encore, très émouvante, celle que j’adore, du poète vieillissant. De l’homme d’un grand âge, dont le corps part en vrille. Etc., comme on dit, etc.

Tout ceci fait, à la longue, un petit monde. Constitue des « figures » qui, dans le fond, fonctionnent comme autant de « figurines », de petits cowboys et indiens en plastique. Verheggen, ce gamin, ce sale djône, comme on dit chez lui, comme on dit chez moi, les ressort, de recueil en recueil, comme autant de figures obsessionnelles, pour contrer l’air du temps. Construire des totems sauvages. La rhétorique de l’époque est à la guerre ? D’accord. Verheggen en prend acte. Verheggen déclare la guerre. Sort ses petits cowboys. Ses petits indiens. Leur fait faire la cuisine. Fabriquer des bouillons d’onze heures. À distribuer, allègrement, aux voisins, aux bouffis d’eux-mêmes. Leur fait déclarer la guerre à la guerre. Leur fait combattre les matamores. Les djihadistes de tout poil. Les lâche franco contre les poux, les punaises et les parasites. Tout ce qui empoisonne nos existences.

Cela va vite. Comme toujours chez Verheggen. Cela transporte. Comme toujours chez Verheggen. Cela réjouit. Cela se termine par des portraits hilarants et grinçants du poète en petit vioque. Cela est l’œuvre d’un lascar qui jamais ne se rendra. Jamais ne baissera les bras. Tant mieux pour nous.

Bien sûr, cela est hautement recommandé et recommandable. Cela s’appelle aussi un coup de cœur.

Vincent Tholomé