Le poème, accélérateur de particules

Christian HUBIN, Face du son, L’Étoile des limites, coll. « Parlant seul », 2017, 46 p., 11 €, ISBN : 978-2-905573-15-5

hubin.jpgL’œuvre de Christian Hubin, exclusivement vouée à la poésie et à la réflexion sur celle-ci, traverse depuis cinquante ans les débats théoriques et esthétiques pour marquer d’une empreinte personnelle, radicale, la question du sens, de l’être et du langage. Les deux versants de cette œuvre se répondent : des courts-circuits de la métaphore (jusqu’à Personne, 1986) à un art de l’ellipse et du vide, il n’y a pas rupture, mais une tentative d’atteindre, par des voies différentes, le même point de fusion. Où le poème — toujours au bord de frôler l’absence et le silence, puisque conscience et corps, nature et création sont en voie de perpétuelle apparition/disparition — s’entend comme vibration sidérée. Pour le poète, écrire est une « tentative d’arracher un sens au monde et à notre nuit, (…) un moyen de connaissance, mais en même temps (…) le refus de s’illusionner sur ses pouvoirs ». Ici, le poème n’est pas discours, mais surgissement et descellement perpétuels.

Ni écriture minimaliste, ni écriture blanche. La béance inscrite et désignée dans le poème, jusqu’en sa syntaxe même, est la voie d’une apparition/disparition. Le poème y devient expérience intérieure, exercice spirituel. Par le paradoxe et l’oxymore, le poète fait surgir le plein du vide ; creusant, raclant, incisant la masse pour mieux en révéler la source. Proches d’un zen occidental, sa vision, sa formulation du monde et de l’expérience révèlent les articulations, les complémentaires connexions entre l’individu et le cosmique, la vie et la mort, le déchet et le vivant dans un mouvement qui les dépasse et les englobe. D’où ce couple permanent, ces figures se répondant, cet avers et ce revers se fracassant l’un en l’autre ou se retournant dos à dos, s’épousant dans le rejet comme dans l’union. Une vision manichéenne ne permettrait pas de saisir au vif ce qui, précisément, est ici une incroyable adaptation au mouvement, à la métamorphose, à la transgression, au dépassement des contraires et des oppositions.

Le poème hubinien a toujours intégré des champs lexicaux empruntés aux techniques modernes, aussi bien que, par le passé, des éléments naturels, qui formaient le principal réservoir linguistique du poème. C’est d’une descente au sein même du corps souffrant qu’il s’agit ici et des rapports d’une conscience avec sa propre finitude. De ce combat, dans l’intériorité elle-même, sourdent une lucidité et — une espérance ? Le poème n’est pas « une symétrie qui balise » mais « un vacillement interruptif ». Pour cet agnostique « le désert mystique n’est rien moins que religion : plutôt coupure. Scission nominale. Descellement ». Et lorsque qu’on parle de quête à propos de cette oeuvre, encore faudait-il n’y voir pas une linéarité intentionnelle, avec un début et une fin.

En effet, Face du son commence par un poème ouvert sur de l’antérieur à la vision, un antérieur seulement défini par le fait

Que bouger
retracte

Ce qui est perçu est donc la face d’un antérieur : Une seconde/d’avance//sur/les gestes. Poème de forme sonate, qui expose le thème, le développe, l’expose à nouveau. Un examen du registre lexical de Face du son indique que les trois mouvements ont un point commun : le poème comme goutte atterrée, occurrence qui revient deux fois. Il s’agirait d’entrer dans le son sans qu’il soit. Le principal registre lexical porte sur le corps, comme enveloppe et comme réceptacle : parois, cavité, cabine, le pore/la bâche, de dos, infraderme, des couches, transplanté, chaque pore, aux phalanges, des peaux, du plat des paumes. La haie appartient aussi à ce registre corporel, de même que le sas (répété deux fois). Ou encore : branchies, le fibral, une peau, dans l’urine, les cristallisations. De ce principal registre lexical découlent ceux de l’ouïe : d’une résonance, insonore/qu’on parle, une prononciation dans les soirs, à bruits, entrant dans le son sans qu’il soit, face du son et de la vue : diffraction, À un recul dans l’air, par réverbération, de dos, sans se voir, photons. Le corps comme paroi et membrane a la fonction d’une cellule : il est en même temps lieu d’échange et de barrage. S’il fait obstacle, il permet aussi une certaine perméabilité, dont témoignent des substantifs comme le suint, la sueur, une branchie, l’haleine, l’averse ou des verbes : transpire, exsude, sort, s‘égoutte. Des termes comme accoler, coupure, synchrone, contre affinent cette perception du corps comme dynamique de la limite et de l’illimité.

Le noyau, comme la quête, ne sont pas des entités figées : chez Hubin, le noyau est morula, l’un est concentrique. Le réel surgit, présente, une seconde d’avant. La conscience et le réel se devinent synchrone(s), ou apposé(s). Les ligateurs où, à, par, de, que ont pour fonction d’indiquer, corollairement aux divers registres lexicaux marqués par des substantifs ou des formes verbales dont beaucoup sont des participes présents, mode impersonnel du verbe à valeur dynamique ─ l’exposition d’un mouvement perpétuel d’apparition et de disparition simultanées : hiatus, une chute, ne touchant pas. Ne rappelant rien, à l’interrompu, de hors, l’écran au millième de seconde sont quelques-unes des traces qui ne sont pas. Le silence et la parole, l’articulé et l’inarticulé, la vie et la mort. Dos à dos. Voués. En une seule face du son.

Éric Brogniet