Thomas GUNZIG, La vie sauvage, Au diable vauvert, 2017, 336 p., 18 €/ ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2-84626-961-2
Il y a quatre ans, Thomas Gunzig publiait son Manuel de survie à l’usage des incapables, déjà aux éditions Au diable vauvert auxquelles il est fidèle depuis quelques années. Pour la rentrée littéraire, dont il est un incontournable aux côtés d’Amélie Nothomb et Éric-Emmanuel Schmitt selon la presse tous azimuts, il sort La vie sauvage qui a bien des points communs avec le précédent.
Son héros y est semblablement confronté aux impératifs de la survie dans un univers moderne hostile, avec coups tordus et cynisme généralisé dans une société hyper consumériste et multi-connectée, dominée par un ultra-libéralisme sauvage. Ce qui, au passage, permet quelques placements de produits comme l’Omega Dark Side of the Moon ou la Rolex Explorer !
Si son Manuel de survie à l’usage des incapables mettait notamment en scène quatre frères complètement tordus qui ont connu la jungle de la banlieue, La vie sauvage raconte les périples d’un petit Blanc élevé quinze ans dans la jungle à la suite d’un crash aérien où ses parents ont trouvé la mort. Gunzig s’inscrit dans une longue tradition littéraire et cinématographique. On pense à Rudyard Kipling, François Truffaut et même à la comédie Un indien dans la ville. Retrouvé grâce à Google Map, le héros est confié à un oncle en Europe et n’aura de cesse de retrouver sa jungle et surtout Septembre, dont il est follement amoureux. Pour y arriver, il possède une arme secrète dont nous tairons la teneur et une capacité démoniaque à manipuler les femmes.
Les aventures de notre jeune sauvage au cœur de la civilisation deviennent prétextes pour poser un regard acéré sur les travers de nos sociétés. L’occasion pour l’écrivain de décocher ses punchlines comme on dit maintenant avec le même talent que dans ses chroniques « Café serré » en radio.
Cela commence par sa rencontre avec l’oncle qui nous vaut un portrait assassin de l’homme de pouvoir sûr de lui, corrompu, profiteur, émargeant à « la redoutable espèce des manipulateurs ». Et Gunzig décoche ses coups : « Son corps massif avait la forme particulière de ces gros dont la graisse est posée sur une musculature solide et qui garde, à l’image de l’hippopotame, une certaine élégance. Il avait le teint rouge de l’amateur de viande et de vin ; à l’annulaire de sa main gauche, un anneau d’or, pareil à un garrot, étranglait la chair. »
Les femmes ne sont pas plus épargnées. Elles sont surtout trois autour du héros, trois femmes dans la splendeur de l’âge, particulièrement frustrées, auxquelles s’ajoute une kyrielle d’adolescentes. La première, la tante Audrey, est scotchée à son mari qui lui offre le visa (la carte surtout) pour l’hyperconsommation, au prix d’un « extraordinaire état de désolation mentale dans lequel une vie totalement bouchée avait mis cette pauvre femme ». Avec une étonnante sagacité vu ses origines, le héros résume ainsi la destinée d’Audrey : « Mes mensonges valaient bien tous ceux auxquels elle s’agrippait depuis toujours : quand elle était une petite fille et qu’on lui avait affirmé que le bonheur c’était une maison, un chien, des enfants et un mari qui bat la mesure et quand elle s’était mariée avec un homme dont l’ambition et l’autorité cristallisaient à ses yeux la plupart des caractéristiques du mâle dominant tel que défini par le libéralisme économique. » Deux autres femmes ont pareillement « la conscience soudain aiguë de la désespérante inutilité de (leur) existence », à savoir sa professeure de français ainsi que la psychologue de l’école. Trois femmes qu’il va manipuler avec une science aiguë de la psychologie féminine pour leur soutirer les moyens de rejoindre sa forêt tropicale et surtout Septembre, l’indigène dont il est éperdument amoureux.
Les adultes en prennent pour leur garde, mais les adolescents passent également au rouleau compresseur de son ironie, tel le cousin Frédéric, « incarnation parfaite, tragique, grotesque et désespérée du paumé ambitieux destiné à une longue et pénible vie merdique » ou les copains d’école au destin écrit par avance : « Quoi qu’ils fassent et quels que soient leurs mérites, leurs efforts, leur détermination, leur ambition, la réalité les attendait au tournant et, comme toujours, elle serait sans pitié, elle ferait d’eux des chômeurs miséreux, des employés terrorisés, des petits patrons rongés par l’angoisse, des époux oppresseurs ou opprimés, des parents dépassés. » Gunzig excelle à décrire leur vie sur les réseaux sociaux et dans des fêtes alcoolisées, érotisées, désenchantées.
Si, comme souvent chez l’auteur, une forme de nihilisme sans concession ni pitié, mâtinée de cruauté, traverse le livre, l’espoir vient se glisser cette fois sous deux formes : la poésie et l’amour auxquels l’a initié son père adoptif, un dénommé Cul-Nu. La poésie d’abord, qu’il a découverte avec Les Fêtes galantes de Verlaine, Alcools d’Apollinaire et les œuvres complètes de Baudelaire, Charles de son prénom, comme notre héros. L’amour ensuite, que Cul-Nu voit comme la meilleure défense au milieu des violences de la jungle équatoriale : « S’il y avait une seule chose qu’il respectait dans ce monde sans rime ni raison, c’était l’amour. » Pour Charles, Septembre est « l’assurance qu’au moment de ces drames, il y aurait toujours la voix de l’autre, le regard de l’autre, la peau de l’autre, les bras de l’autre et que tout ça, contre le malheur, ça ferait comme un toit, ce serait comme un lit, ce serait comme une île. »
Michel Torrekens