Simon JOHANNIN, L’été des charognes, Allia, 2017, 140 p., 10 €/ePub : 6.49 €, ISBN : 9-791030-405842
Existe-t-il une littérature brute à l’instar d’un art brut ? La question nous est venue à la lecture du premier roman de Simon Johannin, L’été des charognes. Le jeune écrivain donne la parole à un enfant qui a grandi au contact de la nature, dans un milieu plutôt sauvage. Sa langue en est symptomatiquement marquée, à tel point que l’écriture parfois torturée créée pour l’occasion par Johannin attirera autant de lecteurs qu’elle risque d’en désorienter d’autres.
Âgé de vingt-quatre ans (il a donc d’une certaine façon l’âge de son sujet), d’origine française, Simon Johannin a étudié à Bruxelles et travaille aujourd’hui en Belgique. Il situe néanmoins l’action de L’été des charognes dans une région improbable du Sud de la France où règne la misère, dans une forêt proche de Lyon pour être précis, et dont le nom, La Fourrière, est déjà tout un programme. Un monde rural proche des animaux qui nourrissent les hommes et forgent leur caractère. Trois maisons isolées, dans un recoin perdu, sale et sinistré, « morceau froid de l’enfer qu’on habite », des bagnoles pourries, de l’alcool à foison, un gamin qui sera le narrateur et son copain Jonas, entourés d’animaux, collectionneurs d’os et de couteaux, un duo toujours partant pour un mauvais coup et la castagne : tel est le fil rouge. La première scène est anthologique et plante le décor : la mise à mort d’un chien qu’ils lapident de pierres : « Il a commencé à gueuler pire que la mort (…) à la fin on aurait dit qu’il restait plus que des poils, du sang et un bruit d’os mouillé qui flottait dans l’air humide de la cabane. » Une scène violente, radicale, très visuelle, qui convoque vue, ouïe et même odorat. Une scène qui ferait les beaux jours d’un réalisateur de cinéma.
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Outre son copain Jonas, le narrateur est coincé entre un père « qu’il faut pas trop le faire chier à faire des chichis si on veut pas voler d’un coup à l’autre bout de la pièce » et une mère « qui s’était tirée chez sa sœur depuis quelques jours après une engueulade où le père il avait encore tout cassé dans la maison ». Un univers brut où l’on se nourrit de cochon, d’abats négligés par d’autres, de fromage avec les asticots, d’insectes grillés et où, bien sûr, on écluse plus que de raison. Un univers où plane l’odeur de la mort, en particulier celle de charognes de brebis tuées par une meute de chiens. Des charognes qui servent de terrain de jeux à ces gamins, jusqu’à en dégoûter le plus jeune : « À cause de lui on a plus eu le droit d’aller jouer avec les charognes mais c’est pas grave, c’était quand même un bel été. »
Autour de ce duo, Johannin déroule une galerie impressionnante de seconds rôles dont les gueules marquent les esprits: le gamin aux lapins à la bouche de travers, les Arabes Hicham et Choukri, la vieille Didi « en train de crever tranquillement d’un cancer », l’Iroquois et tonton Mo tout juste sortis de prison, Pedra l’Albanais, les gueux, etc. Sans prendre de gants, l’écrivain mêle l’étranger, l’Arabe et le bouseux, le paysan pauvre et sale. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette ruralité précarisée apprécie la caricature qu’il en est parfois donné et qui pourrait faire penser au regard d’un urbain cultivé sur une paysannerie brute de décoffrage.
Pour rester au plus près de son sujet et des énergies qui le traversent, Simon Johannin use d’une écriture proche de l’oralité, qui fait fi des règles grammaticales, une écriture instinctive et organique, très réussie : abondance de « c’est », de « ça » et de « on », syntaxe approximative, absence d’élision, dédoublement du sujet par le pronom, etc.
Dans cet univers ténébreux et violent, Johannin ménage des espaces de lumière et de vie. Il y glisse des touches de tendresse comme ici : « Il se déblayait la tristesse avec ses grosses mains calleuses ». Auteur d’un recueil de poèmes intitulé L’immobile, il aborde aussi le monde environnant avec une forme de poésie. Deux exemples parmi d’autres : « L’ombre des araignées d’eau glissait lentement sur le trouble et je pouvais sentir la paix sortir de sous le monde et soulever chaque chose autour de moi. C’était vraiment un bel été. » Ou encore : « Sur le chemin l’eau des nuages nous faisait comme des perles sur la peau. Je commençais à croire que c’était ça le brouillard, l’esprit de tous les animaux morts ici qui flottait dans l’air ». Sans oublier quelques scènes hilarantes comme celle de la tarte aux couilles de moutons et un sens aigu de la formule : « On mangeait du tabac et trempait dans du mauvais alcool le bout de notre enfance. »
Cette enfance cède le pas à l’adolescence et le narrateur intègre une école de ville où la violence de la nature cède le pas à la violence des hommes, ces jeunes qui peuvent être d’une rare cruauté les uns envers les autres. Initiatique, le roman le devient également avec la découverte de l’amour dans les bras, et pas que les bras, de Lou, Kim et Chloé. Ce qui n’empêche pas le narrateur de sombrer de plus en plus : « Assis au bord d’un grand vide j’étais triste de voir que la vie est aussi imbattable que la mort, et qu’on ne peut rien y faire non plus. J’étais de nouveau seul au centre de tout. Seul, seul. Tout seul. » Peu à peu, le récit évolue vers une finale quasi mystique, épiphanique, mais dont la religiosité doit plus à Pan qu’à tout autre dieu, où les animaux sont finalement sublimés et reviennent au centre de l’existence du narrateur. Du moins, l’avons-nous compris ainsi…
Michel Torrekens