Un chiffonnier dans la combe

Emmanuel RIMBERT, Pirotte, le pays du hasard, Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 163 p., 19€, ISBN 978-2-36371-218-9

rimbert pirotte le pays du hasardS’engouffrer dans les méandres du fleuve Pirotte n’est pas une mince affaire. D’autant que les nombreux affluents qui s’y rencontrent sont là pour égarer, désorienter le plus intrépide des lecteurs. L’enfant terrible de nos lettres, disparu en 2014, ne se laisse pas facilement appréhender. Arpenteur averti de l’œuvre de notre poète-avocat, Emmanuel Rimbert réussit le pari d’aborder le continent Pirotte en musardant à travers les zones troubles de cette géographie bouleversée. Directeur de l’Institut Culturel Français à Skopje, l’auteur, qui a été en poste à l’Ambassade de France à Bruxelles de 2014 à 2017, n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on lui doit également un beau livre-enquête, Le chapeau de Barentz, sur les traces du navigateur néerlandais.

Par touches pointillistes, Rimbert dresse le portrait caché d’un Pirotte balançant entre le mendiant lumineux et le philosophe caviste, un peu vagabond aussi. Saint Sébastien claudiquant que les chutes successives vers les bas-fonds rendent à chaque fois un peu plus divin. De sa naissance un vingt octobre – comme Rimbaud – en Wallonie aux cavales successives vers les lieux d’exil que furent pour lui la France ou les Pays-Bas, l’auteur piste le peintre-poète dans ses fuites. Car l’auteur a bien compris que ce sont les paysages et les climats qui rythment la poésie de ses errances. La pluie jaune sur les toits de Rethel, le gel et les matins gras forment la toile de fond de ces virées où les vignobles étincelants côtoient les plus borgnes caboulots des ports et des villages de campagne. Procédant par ricochets, par bribes, Emmanuel Rimbert nous balade à travers les lieux et les auteurs chers au pèlerin céleste. Pirotte l’insoumis, l’indiscipliné, Pirotte à l’esprit cinglant qui savait reconnaître un vin délicat d’une piquette mais qui pouvait les boire tous les deux avec plaisir, « le vin, la littérature vivent dans un même verre ». Ainsi, dans la bibliothèque des petits maîtres que fréquenta Pirotte, les noms défilent comme une parentèle littéraire d’élection. Ils ont pour noms Joubert, Fargue, Larbaud, Perros, Thiry ou Mac Orlan. Des frères en littérature qui réussirent à lui insuffler le goût de la fugue et à combler l’ennui des premières années wallonnes même si comme l’écrit Dhôtel, « les larmes inapprivoisées de l’enfance durent toute la vie. »

Avec agilité, notre guide saute d’un thème à l’autre, préférant l’esquisse à la franche ligne claire pour délimiter les contours d’une personnalité soumise aux caprices des saisons, au hasard des (dé)routes. Éclats vies, toutes commencées dont une seule s’est terminée.

Pirotte envoie l’ordre éclater en mille morceaux. Cette rupture, cette passion qu’il eut de basculer soudain vers les frontières, c’est-à-dire les paysages renouvelés avaient pour cause secrète l’envie de Lotharingie. Pirotte l’avocat, Pirotte le poète, Pirotte le Belge, prenait le chemin de l’écrivain maudit. 

La part d’ombre de Pirotte est à chercher dans ces ruptures, dans les fragments de textes qui s’enchaînent. Dans les plis aussi, dans ce qui se dérobe aux premiers regards, l’encoignure d’une porte, les reflets sombres des tentures ou les pentes vallonnées d’une combe. Dans les chiffons qui se ramassent presque par mégarde et qu’on prend plaisir à assembler. Parmi les fils rouges qui serpentent et charpentent l’évocation que propose Emmanuel Rimbert, la figure de chiffonnier est assurément celle qui retient l’attention. S’appuyant sur le modèle du biffin littéraire tel que développé récemment par Antoine Compagnon dans ses séminaires du Collège de France, l’auteur parvient à épingler cet invariant dissimulé qui scande pourtant la trajectoire littéraire et humaine de Pirotte.

Un mot attrapé au coin des rues, avec la mentalité du chiffonnier qui espère découvrir une fortune là où le commun des mortels suppute des valeurs relatives, désolantes. Un rebut. 

Pirotte aura été ce grappilleur d’instants volés. Un peintre de cette saison propice à la mélancolie qu’est l’automne. Une mélancolie joyeuse et lucide, tournée vers la liberté et l’avenir qui nous fait penser aux côtés d’Emmanuel Rimbert que « quand on en a un peu marre de tout, on lit Pirotte. »

                                                                                                                      Rony Demaeseneer