Sur la route du soi

François EMMANUEL, Ana et les ombres, Actes sud, 2018, 180 p., 18.50 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-330-09641-0

emmanuel ana et les ombres.jpgFrançois Emmanuel n’est plus à présenter. Depuis près de trente ans, son œuvre se déploie et elle forme aujourd’hui un ensemble impressionnant. Déclinée en pièces de théâtre, romans, essais et nouvelles, elle a imposé avant tout une plume au service de la subtilité et  qui se met au chevet des âmes de ses personnages. Dans son nouveau roman Ana et les ombres, l’auteur, psychiatre de formation et de métier qui ne se perd jamais en diagnostics et qui semble avoir renoncé à jamais nommer quelque forme de pathologie ni surtout à y enfermer ses personnages, explore les coulisses du mal-être pour nous livrer la part d’irréductible humanité qui se trouve au cœur des blessures qui empêchent de vivre pleinement.

Comme souvent, sa narration s’inscrit dans le cadre d’un voyage, et elle s’attache à un personnage qui opère un retour sur lui-même.  Elle prend forme en des lieux dont les marques (lumières, odeurs, température, sons …) sont indissociables du récit lui-même. Le chaos des routes, les sons de la langue, la beauté des paysages participent de l’émoi, du dépaysement de soi, d’une certaine suspension du temps, de l’estompement des repères. Ici, nous sommes au Pérou, sur les pas d’Ana, une archéologue française qui vient de mettre à jour des sépultures de la civilisation pré-inca des Chachapoyas. La découverte est d’importance, la chercheuse vit un moment intense de sa carrière. Mais cet épisode est aussi empreint d’un grand trouble intérieur, qui se manifeste dans les vertiges  répétitifs dont l’archéologue est victime. Transportant les momies découvertes, elle est victime d’un accident de la route. Et puis il y a la passion torride qu’elle noue avec Jairo, un Péruvien membre de l’équipe des recherches.


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Quelques années plus tard, Ana part à la poursuite de son passé. En compagnie d’un ami de son père qui se met à son écoute et qui nous fait le récit de leurs rencontres, elle  revit ces moments intenses mais elle remonte aussi le cours de sa vie jusqu’à sa petite enfance. L’enjeu, c’est de reprendre pied dans sa vie actuelle, de mettre fin au repli maladif qui la retient chez elle. Pour cela, il faudra du temps et le secours des songes, puis elle se déplacera au Pérou à la recherche de Jairo, elle séjournera auprès d’un guérisseur et de femmes qui lui prodiguent la douceur et le réconfort dont elle a besoin. Si l’on mesure les liens qui unissent une découverte archéologique et l’exploration du passé d’Ana ainsi que la portée de la figure de la momie en regard d’une Ana pétrifiée, c’est sans nul doute la relation avec l’ami de son père qui prend désormais une place centrale dans le récit. Suspendue suite au départ vers le Pérou, elle relève du registre d’une amitié profonde qui permet toutes les confidences dans la juste distance d’un lien sans grand enjeu biaisant. L’ami écoutant prend place à ses côtés sans faire d’ombre au mari (un archéologue qui lui aussi apprécie son soutien), ni tenir lieu d’amant. Cette palette relationnelle dans laquelle elle puise ses forces est précisément celle qui permet à Ana de passer à deux doigts du naufrage total et de remonter à la surface.

Profondément inscrite dans la sphère symbolique, l’écriture de François Emmanuel l’effleure plus qu’elle ne l’explicite, et ce n’est pas plus mal. Sérieusement documenté, le récit évoque la fascination qui entoure le monde de l’archéologie, il donne vie à des lieux et à des cultures, et surtout à des personnages dont l’épaisseur est indéniable. Ces derniers sont animés  d’une forme d’authenticité et de fraternité qui font corps avec l’écriture poétique de l’auteur, soignée sans être précieuse, tout à la fois sobre et précise. Une fois encore, la magie de l’univers romanesque de l’auteur de La passion Savinsen a joué, comme elle s’exprime dans cette phrase qui pourrait en résumer le ressort :

Ainsi donc nous serions des âmes qui se parlent, comme disent les contes, et quelque chose finirait par se déposer d’une sorte d’amour qui ne dirait jamais son nom. 

Thierry Detienne