Où l’on se dit que la vie serait bigrement intense si on se mettait à parler comme des idiots

Un coup de cœur du Carnet

David BESSCHOPS, Avec un orgasme sur la tête en guise de bonnet d’âne, Boumboumtralala, 2017, 28 p., ISBN : 978-2-36469-15-9 

 ils m’appellent l’idiot

                                   s’imaginent que cette traîne luisante que je poursuis depuis des années le ruban des mots ne peut être ni contré ni entièrement déroulé qu’il n’y a rien à préserver qu’il est vain d’investir dans une langue qui se maintient avec les bêtes en périphérie de l’essentiel se penche au-dessus du vide s’y abreuve parfois (…)

besschops avec un orgasme sur la tete en guise de bonnet d ane.jpg.pngDavid Besschops est un grand. Un très grand. Qu’il écrive parfois des livres tout petits, de moins de vingt pages, à de tout petits tirages, chez de tout petits éditeurs, ne change rien à l’affaire : lire Besschops, c’est se prendre, en pleine figure, de la littérature, et de la bonne, c’est se prendre un sacré condensé de langue ardente, habitée, de langue qui dépote et décoiffe, saute nerveusement d’une idée à une autre, d’une formulation inattendue à une autre, sans à-coups pourtant, dans un beau déroulé plutôt, un long ruban qui ne s’arrêterait pas.

Ce qu’il y a de formidable, chez Besschops, c’est qu’il ne nous la fait pas « poète maudit » ou « écorché vif » – même si, on le devine, le gaillard pourrait aisément prendre la pose, rouler des mécaniques façon Bukowski ou Burroughs, dévaler, en roue libre et sans les mains, ces pentes ô combien savonneuses et rabâchées.

(…) que même mis les uns à la suite des autres les mots ne trahissent qu’une part de la ritournelle qu’on pourrait à l’infini se faire passer le langage tirer dessus à la ronde comme sur une cigarette il rougeoierait laisserait dans les poumons le goût de l’hébétude avant de se réduire en cendre (…)

Mais non non et non : Besschops a de la fierté, Besschops est intransigeant, Besschops est exigeant. Tente – et réussit – ce que bien peu, je crois, tentent et réussissent de nos jours. Prendre à bras le corps ce simple fait, simple constat : on est, nous, les humains, dotés de parole ; des mots s’écoulent, se font la malle, nous échappent. Se répandent hors de nous. Organiquement. Biologiquement. C’est ainsi. C’est notre condition humaine. Des mots nous traversent. Coulent en nous comme un fluide « naturel » qui, pour ainsi dire, n’a pas de fin. Pas de but. Pas d’arrêt.

Les livres de Besschops sont dès lors des trucs-machins à la langue hyper belle. Des ovnis qui ne cherchent ni à démontrer ni à démonter. Des ovnis qui « se contentent » d’être ce qu’ils sont : des objets faits de langue, des objets prenant « simplement » en compte le fait que nous sommes, nous, les humains, organiquement faits, biologiquement programmés, pour que ça parle, pour que de la parole nous habite, d’un bout à l’autre de la vie. Non que Besschops chercherait à « imiter », à faire comme si ses textes étaient une photographie réaliste de comment ça marche, dans nos têtes, dans nos bouches, quand on parle, quand le flux des mots affleure. Personne – même pas Besschops – n’a, je crois, cette musique-là en tête, cette musique-là en bouche, quand il parle.

Non.

Personne n’est habité, réalistement habité, comme celui – je suppose que c’est un homme – qui, ici, dans Avec un orgasme sur la tête en guise de bonnet d’âne, prend la parole. Personne n’agencerait ainsi, spontanément, oralement, les phrases, les idées, les sauts de cabris. Et pourtant : Besschops est un des rares d’aujourd’hui à nous faire ressentir, nous, ses lecteurs, ses lectrices, à quel point cette question du langage, ces façons d’enchaîner les pensées, ces formulations éblouissantes, sont une affaire physique, hautement physique. Avec un orgasme sur la tête est un morceau du ruban. Un fragment du flot de paroles qu’un homme pourrait dire à une femme. Ça pourrait se passer de nuit. Ça ne peut que se passer de nuit. Quand la parole s’écoule libre. Sans retenue. Ardente et chaleureuse. Ça parle de tout et de rien. Ça ne cherche pas à séduire. C’est juste de l’écrit. C’est juste quelqu’un, un magnifique humain, qui se mettrait à nu. C’est à lire et à relire en attendant le prochain tour. Le prochain livre « idiot » de Besschops.

Vincent Tholomé