La mémoire théâtrale retrouvée

Paul ARON, Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000), Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 368 p., 11 € / ePub : 6.99 €, ISBN : 978-2875683977

aron une histoire du theatre belge de langue francaiseDans l’avant-propos à la réédition de son essai qui retraçait, en 1995, Une histoire du théâtre belge de langue française (1830-2000), Paul Aron souligne « l’irremplaçable précarité » de cet art, chaque représentation étant par nature unique.

Si, en spectateur sensible, il nous livre une vision subjective de ce qu’il a vécu personnellement au théâtre, il espère que les éléments réunis au cours de ses recherches aideront le lecteur à prendre la mesure d’un patrimoine précieux, qui reste peu connu. Souhait exaucé !

Sur ses pas, nous retraversons le déroulement de la vie théâtrale pendant près de deux siècles, ses continuités et ses ruptures, ses événements phares, ses rapports avec le théâtre international… Nous découvrons l’importance des différentes scènes dans la vie publique ; l’évolution de la politique culturelle ; les conceptions contrastées de l’art théâtral et ses modes…

Au XIXe siècle, et jusqu’à la Première Guerre environ, les salles se multiplient, vues avant tout comme des lieux de divertissement où l’on se rencontre, converse…

Créé l’an 1859, le Prix triennal de Littérature dramatique entend récompenser une œuvre puisant son sujet dans l’histoire nationale. Parmi les lauréats, souvent oubliés aujourd’hui, apparaît, pour la période 1888-1890, le nom de Maeterlinck pour La Princesse Maleine, distinction qu’il refuse. Dégagé par la suite de cet esprit nationaliste, le prix couronnera Verhaeren pour Le Cloître (1897-1899) ; à nouveau Maeterlinck, notamment pour L’Oiseau bleu (1909-1911), Fernand Crommelynck, Herman Closson, Michel de Ghelderode, Charles Bertin, Jean Mogin, Paul Willems, Jean Sigrid, René Kalisky, Frédéric Baal, Jean Louvet, Michèle Fabien, Jean-Marie Piemme…

Si des intellectuels, au premier rang desquels l’avocat Edmond Picard, animateur de la revue L’Art moderne, désirent promouvoir un théâtre « miroir de l’âme belge » à travers des drames historiques, romantiques, c’est la comédie qui donne le ton. Un genre spécifique, la revue « à la belge », qui suscite l’adhésion enthousiaste des spectateurs, connaît son âge d’or. Et un phénomène voit le jour, au mois de mars 1910, avec la pièce de Franz Fonson et Fernand Wicheler Le Mariage de Mlle Beulemans, qui d’emblée remporte un éclatant succès, qui ne se démentira jamais. Une première parisienne, dès le mois de juin, fait l’unanimité de la critique et du public.

La fin du XIXe siècle marque une révolution dans le paysage théâtral où désormais s’affirme, à côté de l’auteur et des interprètes, le rôle du metteur en scène.

Le symbolisme, avec Maeterlinck en figure de proue, au rayonnement international, et le naturalisme dominent le répertoire où l’on repère aussi le théâtre d’idées (Iwan Gilkin, Paul Spaak).

Un vaste mouvement de rénovation

La concurrence du cinéma, l’engouement qu’il provoque entraînent une certaine désaffection des salles de théâtre, mais simultanément prend corps, dans les années 1920, une véritable rénovation. Illustrée par Jules Delacre, « un Copeau belge », porte-drapeau d’un théâtre exigeant, dépouillé, servant avant tout l’œuvre littéraire. Dans son Théâtre du Marais, à Bruxelles, il monte Molière, Marivaux, Ibsen, Gogol, Pirandello… Et ouvre  la voie à des scènes d’avant-garde, tel, à Anvers, le Théâtre de marionnettes de la revue Lumière, auquel participent des artistes et des écrivains, qui présente des textes de Verhaeren, Maeterlinck, Verlaine …

Parmi les figures marquantes, nous rencontrons Albert Lepage, « un poète de la scène », dont la petite troupe du Rataillon monte Barabbas et Pantagleize de Ghelderode, des pièces de Max Deauville, Roger Avermaete…

Les dramaturges expressionnistes Ghelderode et Crommelynck, dont Paul Aron dresse une comparaison passionnante.

Camille Poupeye, que sa vie vagabonde, courant les métiers et les aventures (il fut entre autres matelot, pianiste, trappeur, débardeur en Chine…) ne semblait pas destiner à devenir une véritable encyclopédie du théâtre contemporain. Je ne résiste pas au plaisir de citer ici l’auteur : « Avermaete, qui n’avait pas le compliment facile, disait de lui : Je prétends toujours que ce diable d’homme a lu toutes les pièces du monde et je ne crois pas que j’exagère beaucoup. Poupeye est la providence des auteurs dramatiques ».

Fernand Piette, à qui est confiée la direction du Théâtre prolétarien fondé en 1926, devenu Théâtre de l’Équipe, qui a choisi comme devise « Il n’est de plus grand honneur que de jouer pour le peuple ». Dans cet esprit, sa troupe itinérante se porte au-devant de publics peu classiques, jouant notamment dans des prisons.

Dans les années trente s’impose, tournant décisif, l’idée d’un théâtre national d’initiative publique, que Camille Poupeye prônait depuis longtemps dans le désert.

C’est après la guerre que les autorités marquent leur engagement dans la vie théâtrale, dans le sillage de la création, en 1945, du Théâtre National, subventionné par l’État, comprenant à l’origine deux sections : l’une flamande à Anvers, l’autre francophone à Bruxelles, dévolue à la troupe d’amateurs des Comédiens routiers.

Au fil des pages, Paul Aron aborde la problématique des subventions ; le répertoire des différents théâtres. Observe le règne souvent long des directeurs et brosse le portrait et l’itinéraire de Claude Étienne, directeur-fondateur du Rideau de Bruxelles, à la barre de 1943 à 1992 ; Jacques Huisman, à la tête du Théâtre National de 1945 à 1986.

Il évoque les œuvres dramatiques de Suzanne Lilar, Georges Sion, Jean Mogin, Charles Bertin. S’attarde sur l’univers de Paul Willems, à certains égards parent de Jean Sigrid, deux écrivains de « l’envers des choses ».

Souligne le rôle de la critique, magnifié par Camille Poupeye.

De nouveaux animateurs entrent en scène. Roger Domani, au Théâtre de Poche, ouvert en 1951, qui privilégie l’audace, un goût de la provocation, en montant Arrabal, Audiberti, Ionesco, Kalisky. Roland Ravez, qui défendra « avec des fortunes variables » son Théâtre de Quat’Sous, inauguré à la Grand Place de Bruxelles en 1959. Jo Dekmine, qui fonde en 1963 le Théâtre 140, dans l’optique non point de proposer des créations propres mais de faire découvrir des spectacles d’avant-garde venus de l’étranger. Durant une quinzaine d’années, le 140 incarne pratiquement seul l’avant-gardisme, et maintient sa vocation de découvreur après que se sont multipliées les scènes dites marginales ou alternatives. Toujours en 1963, Albert-André Lheureux, tout jeune encore, crée dans une cave bruxelloise le Théâtre de l’Esprit Frappeur. Novateur sans radicalisme, favorisant la recherche de formes nouvelles aussi bien dans la mise en scène que dans l’écriture dramatique, l’Esprit Frappeur fait connaître des auteurs contemporains et accueille de jeunes metteurs en scène, scénographes, comédiens…

Un climat de rupture marque les années septante. Dans la ligne du metteur en scène Henri Chanal, qui inclinait vers une dramaturgie prenant davantage en compte le corps de l’acteur, mais qui meurt accidentellement à trente-trois ans, Frédéric Baal lance en 1969, avec quatre acteurs dont Frédéric Flamand, le Théâtre laboratoire Vicinal, qui s’écarte résolument de la représentation traditionnelle, basée sur la trilogie texte, comédien(s), décor. S’ouvre à l’improvisation, à l’invention verbale… La pièce I, aux yeux de Paul Aron « le point culminant d’une certaine esthétique », est aussi, en 1975, l’ultime acte théâtral de Frédéric Baal, qui se consacre dorénavant uniquement à l’écriture.

Le groupe se scinde en 1973 et donne naissance au Plan K, sous l’impulsion notamment de Frédéric Flamand. « L’écrit devient davantage un support ou un prétexte, et le travail se déplace vers ce que l’on appelle déjà à ce moment des « performances ».» Le Plan K et d’autres compagnies annoncent l’essor de réalisations participant autant de la danse que du théâtre.

Époque intense de recherches, d’expérimentations, poussées de plus en plus loin. Ainsi de la trajectoire d’Alain Populaire, dont les spectacles aboutissent à « une poésie du silence, animée seulement par les corps et les jeux d’ombre et de lumière sur le plateau vide ».

De son côté, la compagnie Mossoux-Bonté, qui conjugue les idées du metteur en scène Patrick Bonté et de la danseuse Nicole Mossoux, formée à Mudra, l’école créée par Maurice Béjart, s’engage dès sa production inaugurale, Juste Ciel (1985), saluée dans le monde entier, dans la voie du théâtre-danse.

Dans ce vaste mouvement de renouvellement, s’inscriront magistralement Anne Teresa De Keersmaeker, Michèle-Anne De Mey, Michèle Noiret…

Paul Aron décrit le parcours de Marc Liebens, du Théâtre du Parvis à son Ensemble Théâtral Mobile, qui compte des spectacles mémorables, de Jocaste, de Michèle Fabien, à Oui de Thomas Bernhard.

Réunis sous l’appellation Jeune Théâtre, qui ne doit pas gommer la singularité de chacun, entrent en jeu plusieurs metteurs en scène tels Philippe Van Kessel (l’Atelier Sainte-Anne), Philippe Sireuil (Théâtre du Crépuscule), Marcel Delval (Groupe Animation Théâtre), Michel Dezoteux (Théâtre Élémentaire), les trois derniers fondant le Théâtre Varia. Ou Martine Wijckaert (Théâtre de la Balsamine) ; Elvire Brison et son Théâtre du Sygne.

Ces jeunes créateurs vont investir des lieux inattendus, d’une ancienne imprimerie à des casernes, des caves d’immeubles de bureaux, des parkings, disponibles à prix modeste et offrant un libre espace au metteur en scène.

Le besoin d’étoffer la critique, et par là de toucher le grand public, inspire l’édition de textes originaux, à l’Atelier Sainte-Anne notamment ; la création de revues comme Alternatives théâtrales.

Autres traits communs : l’attention inventive portée à la scénographie, la sensibilité politique, parfois proche du théâtre-action, ou encore la programmation d’auteurs germaniques, de Bertolt Brecht à Heiner Müller, Peter Handke, Botho Strauss.

Sans oublier, parallèlement au Jeune Théâtre bruxellois, le parcours du Gymnase à Liège, au départ théâtre familial, qui, devenu le Nouveau Gymnase, entreprend d’évoluer vers un répertoire plus actuel, plus ambitieux, accueillant des spectacles du Théâtre de Poche et du Théâtre National, dirigé depuis 1989 par Philippe Van Kessel. À partir de 1983-84, nommé désormais Théâtre de la Place, il assumera pleinement son rôle de « plus grand théâtre francophone hors capitale ».

Des parcours d’auteurs originaux

Paul Aron s’attache aussi à dessiner des « parcours d’auteurs », tel celui, singulier, de Jean Louvet, dont il suit les étapes, les pièces (la plus accomplie serait L’Homme qui avait le soleil dans sa poche), saluant un écrivain qui s’est attaqué à l’histoire contemporaine, « en restant fidèle à sa région et aux choix politico-littéraires de ses débuts ». Proche d’abord de Jean Louvet, Jean-Marie Piemme, qui a exposé son projet  dramatique dans son livre Le Souffleur inquiet, et, depuis ses premières pièces (Neige en décembre, Commerce gourmand…), bâtit une œuvre d’une rare ampleur.

Michèle Fabien, influencée par Heiner Müller, comme Marc Liebens qui a monté chacune de ses pièces (Notre Sade, Tausk, Jocaste, Cassandre…), a fait sienne une langue dont « l’épaisseur poétique emplit tout l’espace scénique ».

René Kalisky, au théâtre « difficile et vertigineux » (Le Pique-nique de Claretta, La Passion selon Pier Paolo Pasolini, Falsch…), ce qui n’a pas effrayé Antoine Vitez ni Jorge Lavelli.

Dans un chapitre personnel et sensible, Paul Aron s’enchante des « rencontres heureuses » qui se sont tissées entre texte, metteur en scène, décor et lieu. Exemples magnifiques : « Henri Ronse et le symbolisme ». En son nouveau Théâtre de Belgique, il a élaboré « quelques-unes des plus belles images de l’univers onirique de Maeterlinck ou de Paul Willems ». « Armand Delcampe et l’Atelier théâtral » de Louvain-la-Neuve, voué à « une représentation artisanale de ce que les textes contiennent d’humanité et de poésie, de finesse et d’humour dans leur compréhension du monde » et qui a accueilli des spectacles de Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Tadeuz Kantor… « Bernard De Coster et Côrte-Real ». Passionné de théâtre dès l’adolescence, remarqué par Claude Étienne et Albert-André Lheureux, Bernard De Coster monte d’innombrables pièces, à Bruxelles et à l’étranger, « sans s’attacher à aucun théâtre, ni fonder aucune troupe ». Attiré par des auteurs classiques aussi bien que contemporains, alternant des mises en scène dépouillées, intimistes, et des productions spectaculaires, il a reconnu un merveilleux complice en Nino Côrte-Real, scénographe portugais qui a trouvé chez nous son pays d’adoption artistique. « Liliane Wouters et Albert-André Lheureux » : impossible de ne pas citer La Salle des profs, succès ébouriffant, mais comment oublier le poétique et bouleversant Vies et morts de Mademoiselle Shakespeare

Dans le paysage théâtral éclaté d’aujourd’hui, marqué par l’individualisme et un retour au texte, l’auteur épingle Yves Hunstad et sa Tragédie comique, dialogue prenant entre le comédien et son personnage, qui a interpellé et ému maints publics.

S’arrête sur l’épopée du Groupov, lancée en 1981 par Jacques Delcuvellerie et ses amis. Après de premiers événements se déroulant à Liège, le groupe réalise une ambitieuse trilogie réunissant Paul Claudel, Marie-France Collard et Brecht. Puis, l’an 2000, l’extraordinaire Rwanda 94, « certainement le spectacle majeur de la période » estime Paul Aron, qui mobilise « tous les registres possibles par lesquels le théâtre peut dire l’histoire et intervenir dans le présent ». (Or, on vient d’apprendre que, privé définitivement de subventions, le Groupov, selon certains « une des plus grandes aventures artistiques de Belgique », a donné début mars sa dernière représentation au Théâtre National de L’Impossible Neutralité. Une disparition impensable ? Et pourtant…)

Il souligne, parmi d’autres, les créations d’Isabelle Pousseur et son Théâtre du Ciel Noir ; de Thierry Salmon et l’Ymagier Singulier…

Paul Aron n’élude pas l’épineuse question financière. Résumons-la ainsi : « Le dilemme se limite à subventionner le théâtre ou à le condamner à disparaître ».

Enfin, il offre une vue d’ensemble de l’activité florissante du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Met l’accent sur la vitalité du théâtre militant, marginal mais important, et sur celle du théâtre d’amateurs.

Parmi les auteurs dramatiques récents, il cite Paul Émond, Jean-Claude Idée, Michel Voiturier, Serge Kribus, Philippe Blasband, Pietro Pizzuti…

Complété d’une postface de Nancy Delhalle, pointant « quelques inflexions récentes », l’essai très dense de Paul Aron nous restitue les saisons, les courants, les personnages, les moments clefs, les oppositions et les concordances de notre théâtre. En un mot, sa richesse.

Francine Ghysen