Otto Ganz. Éros métaphysique

Otto GANZ, La vie pratique, postface de Caroline Lamarche, Espace Nord, 2018, 160 p., 8 €, ISBN : 978-2875681454

otto ganz la vie pratiqueNeuf cercles de l’enfer, de l’extase, neuf parts d’un festin cannibale où s’entre-dévorent les pulsions Éros dans Thanatos, Thanatos dans Éros, le tout composant une œuvre inclassable, filant une langue d’une inventivité éblouissante… Accompagné de l’éclatante postface de Caroline Lamarche, La vie pratique du romancier, poète, plasticien Otto Ganz se voit réédité par Espace Nord après sa parution aux éditions Blanche en 2001. L’écriture met en forme la faim d’absolu, la quête d’abîme, le dessous de la cartographie humaine en tournoyant autour d’un électron noir prénommé Alba-Lee. Héroïne d’un jeu de pistes métaphysiques dont le prénom fait signe vers Annabel Lee d’Edgar Allan Poe, Alba-Lee explore entre sainteté noire et érotisme sans tabou les zones loin de l’équilibre, faisant de son corps donné, offert l’instrument d’une rédemption pour ceux qu’elle appelle ses pauvres, ses clients dont elle soulage le mal-être.

Dans un dispositif polyphonique rythmé par la voix de neuf narrateurs, Otto Ganz réverbère la course éperdue vers le plus-de-jouir à laquelle Alba-Lee s’adonne. Parmi les « pauvres » happés par la puissance érotique de la jeune Alba-Lee, un voyeur, le mari, un chien, un nécrophile, un coprophile, une fourchette de sadiques, tous aimantés par une femme qui se donne à tous lors de messes tenant du sacrifice et de l’ivresse. Péripatéticienne de l’eucharistie susurrant « ceci est mon corps, ceci est mon sang », grande prêtresse de ce qu’on appelle perversions, Alba-Lee distribue les parts de son mystère, lequel culminera dans son suicide. Consubstantiels aux jeux érotiques, le risque de mort, la transgression qui glisse dans une balade macabre, dans un oratorio de sperme et de sang.

Le centre de gravité de La vie pratique — construit sur le Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne contenant les notions d’une utilité générale et d’une application journalière et tous les renseignements usuels de Guillaume Belèze, livre qu’il torpille —, nous est donné par le corps d’Alba-Lee qui s’est pendue à une corde de piano, balançant son sex-appeal d’outre-tombe, se refermant sur son énigme. Otto Ganz s’aventure dans les infra-sons de l’humain, creusant l’érotisme comme l’un des filons où penser les régimes d’états d’exception, les ruses de la déraison, l’obsession du Néant. Verbe acéré, humour caustique, scènes d’un gore métaphysique, explosion langagière, subversion féroce de la mécanique bien huilée qu’est devenue une certaine littérature contemporaine avalée par l’asepsie… dans ce roman dévoré par un feu crépusculaire, par un jusqu’au-boutisme dans l’exploration du répulsif, les codes du genre érotique sont dynamités au profit d’un enjeu rituel.

L’écriture d’Otto Ganz reproduit en son labyrinthe vénéneux l’aimantation d’Alba-Lee, la rousse à la peau d’albâtre. Comme Alba-Lee a ses pauvres, ses envoûtés qu’elle captive par son art d’un érotisme exacerbé, chaque lecteur devient un des « pauvres » du dispositif narratif d’Otto Ganz. Lolita précoce, nymphette surdouée de la baise, l’héroïne fonctionne comme un attracteur étrange. Redoublant la magie blanche, la magie noire de son personnage, La vie pratique sécrète l’ensorcellement dont le récit décrit la mise en œuvre. « Un jour, Alba-Lee débarquait dans une vie, mais ce n’était pas un débarquement : tous ceux qui l’ont connue, et il y en a, pourront expliquer comment son arrivée rétablissait un déséquilibre et qu’elle était, aussi surprenant que cela puisse être, le seul antidote au mal qui couvait chez tous ». Dans un climat qui tient du roman gothique, d’une esthétique du nocturne, le corps du livre et celui de son personnage central s’offrent comme un palais des pulsions soustraites au vernis de la culture. Aux côtés de La vie pratique, signalons qu’Otto Ganz sort un recueil de poèmes, Technique du point d’aveugle aux éditions du Cygne et qu’un roman paraîtra prochainement aux éditions Maelström, intitulé Les vigilantes.

Véronique Bergen