Écrire son histoire. Ou pas ?

Luc FIVET, La manufacture des histoires, Baker Street, 2018, 403 p., 21€, ISBN : 979-10-97491-04-8

L’entame dégage un parfum de saga Malaussène, avec un garçon pas très assuré qui se frotte à l’édition, sa machine infernale, la difficulté de se faire lire/élire, une narration vive, une langue dynamique, truffée de saillies humoristiques :

– Qu’est-ce que c’est ?
– À votre avis ?
Aucune réponse. C’était la Parisienne générique, qui ne concevait pas l’élégance sans une pellicule de mépris. Je compris qu’il fallait lui donner un petit coup de main.
– Vous travaillez bien dans une maison d’édition, non ? Et c’est adressé à monsieur Grégoire Dufour, directeur littéraire de Gibelotte ? Je vous ai mise sur la piste ? Bravo, vous avez gagné : c’est une moissonneuse-batteuse. 

On n’est pas dans un roman de Daniel Pennac, le narrateur/héros Marc Solis, dans les trente-cinq ans, ne se retrouvera pas préposé à éconduire les auteurs refusés. La voie de garage cède la place, ici, à son exact opposé. Émile Falconi, la soixantaine branchée derrière des lunettes teintées, guettait Solis, un tapis rouge sous le bras, et lui propose un coaching intégral au sein de son entreprise, la Manufacture des histoires, avec au bout du chemin l’argent, la gloire et l’édition. Conte de fées ? Ou fable ? Le renard, le corbeau et le fromage revisités ?

Solis, selon Falconi, aurait des compétences immenses pour écrire des histoires mais un réglage à opérer quant à sa présentation, son rapport à la société, sa personnalité. Notre héros ne cède pas tout de suite mais cède. Ou cède relativement. Il n’est pas dupe lorsque son mentor l’emmène vers la pub ou le ghost writing. Soit ! Il suffit d’oublier la littérature, ses aspirations et ses références. Un pas de côté. Hop ! Un sens de la formule, une imagination mise au service des biographies d’acteurs ou mannequins déglingués, chanteurs sur le retour, capitaines d’industrie aux allures de coquilles vides et… la Voie Royale s’ouvre, la possibilité de larguer le monde du Dehors pour celui du Dedans. Le jeu en vaut la chandelle, un peu, beaucoup, pas du tout… ? C’est que notre écrivain amateur (douze romans écrits en quinze ans tout de même, mais… archivés) croise dans les allées du pouvoir la princesse charmante de ses rêves, Anna, une Slave bien sûr, « corps mince », « jambes galbées », « courbes amples », aimable et aimante, orpheline émouvante, et tout et tout et tout, avec une « poitrine énorme », cerise sur le gâteau. Il la veut ! Tout de suite et pour toujours !

Dans le sillage du héros, de ses rencontres désopilantes, s’insinue et croît un profond malaise. Le monde qui est offert à Solis est le monde que certains cénacles tentent de nous vendre, un monde qui impose ses histoires et jugule celles qu’un citoyen écrit avec trop d’originalité, un monde d’ordre et de paix… maximalisés et factices. Fondé sur l’exploitation, la mise en état d’hypnose du plus grand nombre. Quel sort y réserve-t-on aux rebelles ? Ceux qui ne supportent pas qu’on rachète les bibliothèques publiques pour les transformer en logements ? Mais… Solis lui-même ? Est-il si lucide et solide, raffiné et profond ? Où s’arrête la satire ? Qui n’épargne personne, des icônes et serfs du Dedans aux apôtres du Dehors, jeunes terroristes lobotomisés ou intellectuels empêtrés dans des débats abscons sur le sexe des anges ou de pathétiques duels d’égos.

Le vent du thriller tend les voiles du roman. Le héros, en cours d’ascension mais non encore formaté, se voit contacter par des réseaux de résistance. Va-t-il être leur arme absolue, l’électron libre qui pénètre le système pervers pour parvenir à son faîte et, alors, brandir le miroir qui ruinera les apparences et provoquera la victoire du Vrai et du Beau ? Il lui faudrait alors se boucher les oreilles avec de la cire et négliger le chant des sirènes. Sera-t-il cet Ulysse-là ou cet autre, ensorcelé par Circé ? Mais… S’il est repéré, instrumentalisé, menacé, il l’est par quelle faction ? Anna elle-même n’a-t-elle pas des allures de… sirène ?

À lire la biographie de Luc Fivet, on en viendrait à imaginer qu’il s’est confronté au parcours chaotique de Marc Solis. Il semble en plein boom à présent. Deux romans sortis en 2018 et… quatorze (cinq en version papier, les autres en version numérique) en une douzaine d’années. Serait-il passé par une Manufacture des histoires ? Aurait-il choisi le monde du Dedans ? À moins qu’il n’y grimpe les échelons pour un jour tout exploser ?

Philippe Remy-Wilkin