Sylvain DELCOMMINETTE, Aristote et la nécessité, Vrin, 2018, 648 p., 45 €, ISBN : 978-2-7116-2736-3
Dans Aristote et la nécessité, essai aussi ambitieux que magistral, Sylvain Delcomminette entend repenser la cohérence du corpus d’Aristote à partir du concept de « nécessité ». Analysant le rôle de la nécessité dans de nombreux domaines explorés par le Stagirite (logique, métaphysique, physique, épistémologie, éthique…), Delcomminette fait de ce concept un puissant levier apte à reconstruire la « nécessité » de la pensée aristotélicienne dès lors que la nécessité cesse de se confondre avec le déterminisme. S’écartant de l’interprétation « évolutionniste » d’une pensée aristotélicienne se remaniant au fil du temps, l’ambition de systématisation poursuivie dans l’essai vise à dégager la logique dynamique unitaire, la vie de la pensée d’Aristote.
Si on définit la modalité du nécessaire comme « ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est », le nécessaire peut se décliner sous différents aspects (nécessité absolue, hypothétique ou contraignante). Abordant la nécessité comme réquisit de la science, les questions du devenir, de la contingence, la place du hasard et de la spontanéité, la pensée de l’éthique (est-elle une éthique de la contingence ou de la nécessité ?), Aristote et la nécessité revient longuement au fil d’une argumentation serrée sur le statut des causes accidentelles afin de démontrer que la position du déterminisme intégral est jugée comme intenable par Aristote. Soutenir un déterminisme intégral revient à affirmer que, produits par leurs états antérieurs, les faits, les actions répondent à un enchaînement causal strict. De là découle la négation du libre arbitre, de la liberté. Si Aristote réfute le déterminisme au nom de l’éthique (« nous ne pouvons pas penser que les événements s’enchaînent de manière telle que nous n’ayons aucune prise sur eux, mais devions nous résoudre à subir passivement leur enchaînement » écrit Sylvain Delcomminette), dans le champ de la physique, il affirme également la nécessité « d’admettre la possibilité d’accidents au sein du monde sublunaire », à savoir l’intervention du hasard, le surgissement de l’inopiné, c’est-à-dire d’événements qui ne soient pas l’effet d’une cause déterminée. Sylvain Delcomminette réinterroge le fameux problème logique des futurs contingents qui a fait couler des fleuves d’encre. Ce problème s’énonce sous la forme d’une proposition « il y aura une bataille demain ou il n’y aura pas de bataille demain » : s’il semble nécessaire que l’un des événements doive se produire (soit la bataille arrive, soit la bataille n’arrive pas), la nécessité porte en réalité sur l’alternative elle-même, sur le « ou » et non sur les termes, les parties de l’alternative qui ne sont pas nécessaires.
Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire. (Aristote, De Interprétation, chapitre 9)
Cette aventure conceptuelle dans les méandres de la nécessité accouche d’une conclusion qui bat en brèche l’image communément admise de l’empirisme aristotélicien. Hegel déjà, comme le souligne Sylvain Delcomminette, récusait la vision doxique opposant l’idéalisme de Platon à l’empirisme d’Aristote. Minutieusement, l’essai fait voler en éclats la perception du Stagirite comme chantre de l’empirisme. Opposé aux idées innées, l’empirisme désigne les théories qui rabattent la connaissance sur le seul champ de l’expérience. Or, si, pour Aristote, l’expérience joue un rôle dans la constitution de la connaissance, cette dernière ne se réduit pas à la première, s’en distinguant par la production de la pensée. « Entre l’objet immédiat de la sensation et l’objet de la science, il y a un véritable gouffre ». Un gouffre dont le nom est la pensée qui structure l’expérience, y décelant l’universel, la règle… Érigeant la pensée en principe ultime de la connaissance — un principe qui agit indépendamment de la matière, des sens —, Aristote professe un idéalisme (méthodologique, épistémologique, métaphysique et éthique) au sens où, toujours déjà agissante dans le monde, la pensée retrouve dans l’objet, dans le réel ce qu’elle y a introduit.
L’essai expose combien les enseignements d’Aristote nous sont précieux pour nous orienter dans la pensée, pour réfléchir les enjeux actuels de la science, questionner l’action pratique (au travers de la notion de phronesis, de prudence), l’éthique, notamment l’éthique visant le bonheur, bref interroger notre contemporanéité.
Véronique Bergen