Orange givrée au Jeu de Balle !

Nadine MONFILS, Crimes dans les Marolles (Nouvelles enquêtes de Nestor Burma), French Pulp, 2019, 176 p., 15€ / ePub : 11.99 €, ISBN : 979-1-0251-0465-1

Le nouveau roman de Nadine Monfils, né d’une commande, s’inscrit dans une collection visant à redonner vie et lustre au célèbre Nestor Burma, né sous la plume de Léo Malet (auteur d’un magnifique Le soleil n’est pas pour nous) dans les années 1940. Ce dernier avait creusé le sillon d’un polar à la langue très directe, dopée par l’humour et la verve sarcastique, parcourue aussi de frémissements poétiques. Il va sans dire que beaucoup d’entre nous ont croisé la route du détective à la française dans ses adaptations en série télé (avec Guy Marchand dans le rôle-titre) et en BD (par Tardi).

Nadine Monfils prend le relais. Elle a la bouteille pour oser (je ne me risquerai pas à prononcer la… « dive bouteille » en parlant d’une autrice qui se partage entre Montmartre et Dives-sur-Mer), après divers prix dans le genre noir/polar, un succès public peu commun.

L’idée de départ est plaisante. Nestor Burma accepte d’accompagner son ami… Guy Marchand à Bruxelles, dans le cadre du BIFF (Festival du film fantastique), ce qui nous fera basculer de la gouaille parisienne traditionnelle à la zwanze des Marolles (et à notre ère). Mais, à peine débarqué à l’ombre de l’Atomium, il croise une jolie pépée qui dégage et engage. Envolées, déjà, les vacances ! Et hop ! On plonge dans une histoire bien glauque. Un jeune homme, Léo Straum, a été condamné à vingt-six ans de réclusion pour avoir massacré sa famille. Or il ne se souvient de rien, ladite famille paraissait très soudée, ses proches sont convaincus de son innocence. Mais il buvait, se droguait, fréquentait des caïds, avec pour film de chevet le très violent Orange mécanique. Le coupable idéal ou la dupe de service ? Nestor se lance dans l’enquête, se faufilant entre secrets de famille et gens du milieu.

Qu’on ne se trompe pas d’histoire d’amour quand l’histoire, justement, ici, n’est qu’un prétexte, un filigrane, l’essentiel étant une dégustation ludique des saveurs d’une langue, d’une vision sociétale. À tel point que la virée narrative s’apparente à un saut sans élastique dans la matière des mots et des images. Avec une sensation d’ivresse, de ripaille. On plonge la tête, les mains dans le cambouis du texte, on en sort tout éméché, avec des odeurs et des éclats sur les doigts, les lèvres :

Le gros lard au bide à étagères m’accueille en tongs et short. Sa mare aux connards fume, elle est chauffée. À moitié chauve, havane au bec, lunettes de star évidemment, et sourire carnassier. Il me serre la pince, un vrai Sanibroyeur, j’ai envie de lui en coller une, mais je me retiens. Faut pas se fâcher avec les mafieux, ils peuvent couper la queue de ton chat. Ou la tienne, selon ce qu’ils ont mangé la veille. 

Au détour d’un paragraphe, une pincée sapientale :

L’enfer est une épicerie avec des bocaux remplis de bonbons fourrés au néant. 

Ou une bouffée poétique :

De beaux yeux (…). D’un bleu arraché à la mer pour me donner envie de construire un petit bateau en papier et de voguer entre ses paupières. 

Et beaucoup de tirades marolliennes :

Awell, Ticke, t’as qu’à aller voir dans l’aut kaberdoech si j’y suis. (…) Une tof mokke, et sérieuse avec ça. Pas du genre à froucheler avec des flâve pei, si tu vois ce que je veux dire. 

Cependant. Il y a un Te veel !

Une foultitude de sentences anti-bourges, anti-bobos, anti-modernité avalisent un contre-système systématisé. Et précipitent dans un passéisme borgne au moment où tant d’échos (de jeunes étrangers, d’artistes contemporains, etc.) évoquent avec enthousiasme un Bruxelles cosmopolite, chaleureux, vert, dynamique et métissé dans son animation culturelle. Rebelote avec les digressions : la romancière nous assène un catalogue luxuriant de ses relations, interrompant son récit pour nous expliquer en quoi un Guy Marchand, un Arno, un Lou ou un Willy sont formidables. 

Mais. Ce livre ravira les aficionados de Monfils, qui découvriront, dans la foulée de Nestor, tous les lieux et artistes, personnages de prédilection de l’autrice. Plus largement, des amoureux d’un langage couillu, coloré et odorant, situé à mille coudées de la petite musique d’un Dannemark ou d’un Modiano. D’autres encore, avides de parcourir un Bruxelles déliquescent, aux remugles de Bossemans et Coppenolle. 

Philippe Remy-Wilkin