« Le lieu et la formule » d’une révolution !

Frédéric THOMAS, Rimbaud Révolution, L’échappée, 2019, 103 p., 15 €, ISBN : 978-23730905-3-6

Avec ce nouveau livre, Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, poursuit son exploration de la trajectoire politique rimbaldienne. L’homme est loin d’en être à son coup d’essai puisqu’on lui doit déjà quelques textes devenus, depuis leur publication, des ouvrages incontournables sur le sujet. Après une étude rigoureuse publiée en 2007 sous le titre Rimbaud et Marx : une rencontre surréaliste ainsi que Salut et Liberté, regards croisés sur Saint-Just et Rimbaud en 2009, Frédéric Thomas a rassemblé en 2012, sous forme d’anthologie commentée, un choix des poèmes politiques du poète. Collaborateur également du Dictionnaire Rimbaud paru dans la collection « Bouquins », l’auteur est, depuis quelques mois, au centre d’une autre révolution dans les milieux rimbaldiens puisqu’on lui doit la découverte d’une lettre importante (datée du 16 avril 1874) inconnue jusqu’ici et dont il rend compte dans la livraison d’octobre 2018 de la revue Parade sauvage. Avec ce nouvel essai brillant, notre rimbaldien prolonge et affine encore un peu plus sa démonstration des liens qui se tissent, dans l’œuvre du poète de Charleville, entre poésie et révolution.

La poésie sera révolutionnaire ou ne sera pas ! Voilà en somme le mot d’ordre qu’il convient de retenir au moment d’aborder l’ouvrage. Composé de courts paragraphes s’articulant  autour de trois parties, l’essai débute par le rappel des analogies, des convergences qui relient les mots d’ordre de Rimbaud (« changer la vie ») et de Marx (« transformer le monde »). En couvrant une période déterminée allant de la Commune de Paris jusqu’au milieu des années 1930 (moment de rupture entre surréalisme et communisme), l’essayiste délimite au cordeau l’espace dans lequel il entend placer sa réflexion. La Commune d’abord qui, pour les deux artisans de la révolution, résonne comme l’acmé d’un moment politique qui serait le point de jonction entre la poésie de l’avenir et le Travail, « le point de levier pour renverser le vieux monde ». Frédéric Thomas relève par ailleurs la lecture souvent partiale et trop pragmatique de la plupart des commentateurs qui ont abordé la question de l’engagement du poète. A-t-il participé aux journées de la semaine sanglante ? Est-t-il monté sur les barricades ? Peu probable au vu des dates de ses passages parisiens en 1871 mais là n’est pas la question. Il convient ici plutôt de montrer comment le poète s’inscrit dans une critique d’un capitalisme en plein essor mais vide et uniforme. Comment aussi la radicalité poétique (identifiée notamment par l’usage que fait Rimbaud de la ponctuation) entend se confronter aux ennemis communs, la bourgeoisie, l’Église sans pour autant se défaire d’une certaine ironie face au milieu ouvrier, naïf, tellement « horrible ». Car le poète, au même titre que le travailleur révolté, est un ouvrier, un manuel. Mais la radicalité rimbaldienne va plus loin encore lorsqu’ il s’agit de remettre en cause jusqu’au monde du travail comme le rappelle Kristin Ross dans un essai[1] qui, par certains aspects, est complémentaire de celui de Frédéric Thomas. Dans Mauvais sang, le poète affirme : « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! ». Rimbaud ajoute plus loin qu’il n’aura jamais sa main, l’horreur de tout métier, l’exécration du travail qui avilit, emprisonne. Que reste-t-il sinon la révolte sans compromis ! Mais le désenchantement guette. Car pour changer le monde, il faut d’abord modifier les outils, reconfigurer, remodeler les matériaux c’est-à-dire le langage poétique lui-même. Mais est-ce possible ? Peut-on décrypter le secret qui permettra de « changer la vie », de l’enchanter ? Le défi est de taille, Rimbaud le sait et même s’il doit éprouver le désabusement, il cherche, continue d’expérimenter ! La quête  du « lieu et de la formule », voilà « ce qui importe » !

Paradoxalement donc, le gage de la force de l’interprétation et de l’enchantement réside dans la conscience de leurs faiblesses et limitations. Et dans le refus de ne pas y céder complètement, dans la volonté de tendre à être plus et autre chose que littérature, en donnant la formule de ce qui manque à l’action, au poème et à la vie ; formule à partir de laquelle les lignes commencent à bouger, le manque à bégayer, le monde à changer. 

La seconde partie de l’essai envisage sinon la « récupération » du moins la filiation revendiquée par le pape Breton. Lautréamont et Rimbaud, comme les précurseurs du cataclysme langagier, de la révolte !  Au moment d’engager le surréalisme dans la voie politique dès 1925, l’auteur de Nadja consolidera sa référence à Rimbaud en insistant sur ses accointances révolutionnaires avec Marx. Même si les divergences avec le surréalisme belge se sont très tôt installées, on perçoit néanmoins un son de cloche identique chez Paul Nougé quand il associe les noms de Rimbaud et Lénine aux « causes sociales dont la guerre des nations et la Révolution russe constituent d’irréfutables témoignages. » Le milieu des années 1930 marquera la rupture des surréalistes avec le communisme.

La dernière section, la plus courte, pose la question d’un monde moderne où la poésie n’aurait plus de place. Par l’intermédiaire de la figure de Walter Benjamin qui lui-même s’inquiétait d’ « un pogrom de poètes », l’essayiste met très subtilement en parallèle ce constat avec les descriptions de Marx ainsi qu’avec le silence de Rimbaud, quand il écrit que « La production capitaliste est hostile à certaines activités intellectuelles telles que l’art et la poésie. »

C’est bien donc à la conclusion d’une critique de la société bourgeoise, des richesses matérielles qui y sont forcément associées et jusqu’à la question du bonheur domestiqué qu’aboutissent les réflexions subtilement tissées auxquelles nous convie, avec beaucoup d’intelligence et de perspicacité, Frédéric Thomas. Avec, comme en guise de réponse, Rimbaud dont le narrateur de Mauvais sang s’insurge : « Quant au bonheur établi, domestique ou non…non, je ne peux pas. » À partir de là, que reste-t-il au poète sinon le silence et la fuite vers d’autres latitudes ?

Rony Demaeseneer

[1] Kristin ROSS, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Prairies ordinaires, 2013.