Liberté, démocratie et universalisme

Robert LEGROS, L’expérience de la liberté, Hermann, coll. « Le bel aujourd’hui », 2019, 184 p., 24 €, ISBN : 979-1037001436

Que désigne l’expérience et qu’en est-il de l’expérience de la liberté ? Comment, à partir de la phénoménologie, poser une philosophie politique qui ouvre une critique du relativisme ? Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, de l’Université de Caen, auteur de nombreux essais (Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique, L’avènement de la démocratie, L’humanité éprouvée, Levinas. La vie de l’esprit…), Robert Legros interroge la singularité de l’expérience phénoménologique (en tant qu’elle « suspend » l’attitude naturelle, elle n’est pas culturelle), ses rapports avec la métaphysique d’une part, avec la philosophie politique de l’autre. Y a-t-il identité entre phénoménologie (« en tant qu’ouverture à une expérience universelle ») et métaphysique (position de Levinas) ou disjonction (Heidegger) ? Dès lors qu’il n’y a pas d’humanité de l’homme sans une appartenance à un monde, doit-on en déduire que le relativisme est de mise, indépassable, ou, au contraire, s’appuyant sur la dimension universelle de l’expérience phénoménologique, conclure à des normes universelles ?

Convoquant Husserl, Kant, Heidegger, Arendt, Levinas, Castoriadis, Lefort, Marc Richir, Dominique Janicaud, Tocqueville, ouvrant les études phénoménologiques au champ politique et anthropologique, Robert Legros place sa pensée au confluent de la question de l’humanité de l’homme et de l’institution historiale d’un monde. La différence entre nature et culture autorise à poser un mode d’être spécifique à l’humain : bien que n’existant qu’inséré dans un monde, l’humain n’est pas conditionné par sa nature. Si les travaux de Philippe Descola ou les thèses antispécistes ont récusé le partage nature/culture, dans la réinvention de la phénoménologie que propose Robert Legros (une réinvention qui passe notamment par sa confrontation avec Hegel), l’arrachement de l’humain à sa nature via la culture se noue à une « appartenance naturelle à son espèce biologique ».

Toute la tension de la condition humaine se situe dans la possibilité, propre à l’humain seul, de se montrer digne ou indigne de son humanité. « Un lion ne peut témoigner de sa dignité d’être un lion ou d’un renoncement à son essence léonine. Il en est ainsi de n’importe quel animal sauf de l’homme, qui peut se montrer humain ou inhumain. En mettant en lumière les normes qui peuvent préserver l’humanité de l’homme, la philosophie politique peut faire ressortir des normes universelles ».

Deux champs de réflexion en découlent : primo, l’équilibre toujours fragile entre insertion dans le monde et autonomie, secundo, le lien entre phénoménologie et normativité, la question de la démocratie et de la critique du relativisme. Sous leur forme « pervertie », développe Robert Legros, les Lumières et le romantisme affichent les deux écueils sur lesquels peut buter le nouage spécifique à l’humanité de l’homme, à savoir le nœud entre  appartenance au monde et autonomie. Soit l’alliance se défait par l’accentuation de la seule dimension de l’autonomie qui, déliée de l’adhésion à un monde, tombe dans l’arbitraire (travers possible du rationalisme des Lumières), soit elle se brise par l’hyperbolisation de la seconde dimension, celle de l’appartenance qui bascule vers un conditionnement (travers possible du romantisme). « Le danger des Lumières, ou de l’idée progressiste et rationaliste de l’esprit occidental, c’est qu’il peut conduire à une mentalité colonialiste. Le danger du romantisme, ou de l’idée d’une préservation du Volksgeist, c’est qu’il peut conduire à l’exigence d’une pureté du peuple ». La logique des Lumières, du principe d’une Raison émancipée des adhérences religieuses, porte en elle le risque de véhiculer une pensée évolutionniste, partant colonialiste. Au nom d’une universalité abstraite, elle pèche par l’affirmation d’une hiérarchie entre cultures, d’une inégalité de principe (supériorité de l’Occident ayant conquis la Raison, infériorité des autres cultures innervées par le religieux) et, par là, justifie scandaleusement l’imposition de normes occidentales aux civilisations non européennes, une imposition qui signe la destruction des manières d’être et de penser des autres peuples. À l’inverse, si le romantisme reconnaît une égalité entre toutes les cultures, refuse l’universalisation d’une culture au détriment des autres, récuse l’humanisme abstrait, il porte en lui le germe d’un repli sur les particularités, d’une inflexion vers le racisme.

En prise sur les défis politiques contemporains, L’expérience de la liberté souligne les errances qui pèsent sur la démocratie actuelle, la dynamique funeste qui l’incline vers la déshumanisation, revers du relativisme éthique. L’ouvrage dessine dans son final une critique méthodique du multiculturalisme, qui s’articule en trois temps : le multiculturalisme est, en soi, irréalisable ; si, surmontant son impossibilité, il en venait à se réaliser, il nuirait à l’exercice de la démocratie ; la volonté démocratique de l’incarner peut miner la dynamique démocratique et favoriser le devenir abstrait de l’homme, sa déshumanisation.  Nul doute que l’antagonisme que pose Robert Legros entre relativisme éthique, multiculturalisme et démocratie suscitera des controverses, notamment dans le chef des défenseurs du multiculturalisme.

Véronique Bergen