Tristan SAUTIER, Quantième naufrage intérieur, Coudrier, 2019, 42 p., 16 €, ISBN : 978-2-930498-95-9
Que peut la poésie dans sa toute-puissante impuissance ? Quels rivages lui reste-t-il et au prix de quelle dé-labeur ? Auteur de nombreux recueils poétiques — Corps né sans, Killed by Death, Cinq petites odes… —, d’essais (Le piège du sacré, L’avant-critique suivi de Sur Salah Stétié…), Tristan Sautier place les poèmes de Quantième naufrage intérieur sous l’égide de Jim Morrison et d’Henri Michaux cités en exergue. Mais c’est Rimbaud qui oriente l’aventure poétique en direction de l’ascèse du verbe.
tous fleuves désormais impassibles
à jamais
ce que le poète a gagné
D’entrée de jeu, en ouverture, la référence au Bateau ivre délivre un constat sans appel. Depuis la voyance rimbaldienne, tous les fleuves sont désormais impassibles. Le vers liminal en alexandrin (« Comme je descendais des Fleuves impassibles ») engage le sort du poème à l’ère contemporaine. Au fil d’un déport phonétique, les fleuves de la poésie sont non seulement devenus impassibles mais aussi impossibles, scellés doublement, d’une part, par le Grand Œuvre de « l’homme aux semelles de vent », d’autre part, par son silence, son abandon de l’alchimie poétique. Ne reste que « le poème pulvérisé », soumis à l’éclatement. Le fantôme de René Char, l’allusion au Poème pulvérisé (dans Fureur et Mystère) entraînent le verbe et son orfèvre dans les eaux du naufrage. Qui affirme la dissémination du poème laisse entendre la diffraction de l’instance poétique. Le recueil creuse dans sa forme et sa pensée un mouvement de raréfaction où se nouent l’évanouissement de l’énonciateur et l’ensevelissement des mots dans le silence. Vocables taillés en blocs orphelins, gardiens de l’épure : le texte se tient sur les parois du rien, d’un fleuve impraticable en raison de sa métamorphose directionnelle. Ayant cessé d’être horizontaux, les fleuves coulent désormais à la verticale.
Quantième naufrage intérieur questionne l’issue du poème ultime, une issue qui prend la forme d’un « delta de blues » traversé par Mississipi John Hurt et Sam Lightnin’ Hopkins, chanteurs de blues que Tristan Sautier invite sur le fleuve rimbaldien. Le « soleil meurtrier » accompagne la descente en soi menant dans les parages de la catastrophe. Catharsis, puissance de rédemption, vertus apotropaïques, poète-mage, autant d’attributs sacrés que le verbe a perdus. Hanté par le spectre de son père assassiné, Hamlet devient à son tour un spectre qui torpille l’agencement des phrases, lançant sa bombe défaitiste « words words words ».
puis pause du poème
pause à chaque écluse
words words words
Qu’opposer à la lamentation suscitée par des mots qui ne sont que mots, inaptes à griffer un réel qui leur échappe ?
Sur les berges du fleuve Sautier, on rencontre aussi la silhouette de Céline et ses chiens, le docteur Destouches en Charon conduisant « la barque des morts ». Le cocktail résiduel du poème, c’est un triangle scalène, étranger au théorème de Pythagore, le triangle formé par trois côtés : les alluvions qu’il produit en s’écrivant, le blues et « une fille aux yeux de diamants ». En proie à l’épuisement, le sens est exsangue.
Dans le poème de Mallarmé, du naufrage du Coup de dés, de l’écume des flots surnage l’aigrette. Dans l’après-Mallarmé, au naufrage de l’aventure poétique, rien n’échappe, excepté peut-être, à l’altitude, non « une constellation froide d’oubli et de désuétude » (Mallarmé), mais une fille venue « vous parler de vous de rien » avec ses yeux de diamants. De nos jours, nous résidons dans l’après-crise du vers. Descendre un fleuve, c’est descendre en soi, tempo vital pulsé par le blues.
Véronique Bergen