Norge l’éolien

Daniel LAROCHE, Une chanson bonne à mâcher. Vie et œuvre de Norge, Préface de Pierre Piret, Presses Universitaires de Louvain, 2019, 266 p., 21,50 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87558-786-2

Comme le souligne la quatrième de couverture, la mémoire posthume de Norge souffrait jusqu’à la publication du présent ouvrage d’une paradoxale lacune : voilà un poète salué par les géants (Aragon, Cocteau, Neruda, Milosz), choyé des prix les plus importants, croulant sous les reconnaissances et noyé dans les officialités, mis en musique par Brassens et chanté par Jeanne Moreau, déclamé à hue et à dia, disséqué par d’innombrables mémorants de l’Alma mater, objet d’une multitude d’articles, dépassant la sphère de sa Belgitude par l’accession à celle de la Francophonie – et qui pourtant n’avait fait l’objet d’aucune étude d’ampleur.

Daniel Laroche a donc fourni un travail attendu de longue date et que l’on peut sans hésiter qualifier de référence, parce qu’il inclut la première biographie détaillée de Norge, une approche complète de sa poétique comme de sa rhétorique, l’exploration de ses thèmes de prédilection, enfin une bibliographie rigoureusement établie.

Mais livrer ainsi un poète à la dissection du commentaire et à la recension exhaustive ne fait-il pas encourir le risque d’anesthésier tout frisson esthétique ou émotif à l’égard de son œuvre ? Pour être légitime, la question n’en reste pas moins inutile dans ce cas. Laroche a en l’occurrence bien fait de commencer par un récit de vie et non par de secs indices biographiques que l’on a hâte de passer, à moins d’y chercher une information ponctuelle. Son évocation de l’enfance de Georges Mogin, petit-bourgeois citadin fasciné par les forêts, déjà lecteur avide, et qui eut pour camarades de classe Henri Michaux et Herman Closson, nous fait d’emblée entrer dans le partage d’une sensibilité en perpétuel devenir. Entre 1918 et 1922, le jeune homme trop tôt marié n’est pas heureux, pris dans l’engrenage du quotidien et le train-train du boulot. Attentif au bouillonnement créatif des années 1920, notamment dans des revues telles que Ça ira !, La lanterne sourde ou Le disque vert, celui qui va choisir le pseudonyme de Géo Norge multiplie les contacts avec le milieu littéraire. Il devient proche d’Odilon-Jean Périer et de Paul van Ostayen, et se lance dans l’aventure du théâtre, en promouvant un répertoire résolument moderne. Provocateur, Norge attire l’attention des futurs surréalistes, mais ne se laisse cependant pas embrigader, préférant fréquenter la troupe théâtrale du Groupe Libre autour de Raymond Rouleau.

Le plus important est qu’il se met lui-même à écrire, publiant dès 1923 ses 27 poèmes incertains. Cette plaquette, tirée à une centaine d’exemplaires, marque le point de départ d’une production constante, qui ne prendra fin qu’à son décès en 1990, oscillant entre le tirage confidentiel (chez Gérard Oberlé, au Temps parallèle, au Pavé, à La corde raide, voire « sans lieu ») et les maisons les plus prestigieuses. Parmi ses « classiques », on compte Les râpes, chez Seghers en 1949, Les oignons dont l’édition originale sort en 1953 à Dison, mais sera augmentée en 1971 pour la réédition chez Flammarion, La langue verte publié chez Gallimard en 1954. À l’examen, la bibliographie de Norge n’est pas seulement un outil pour le futur chercheur, mais le reflet d’une création mobile, inattendue, foisonnante et rebelle à tout encroûtement.

Des diverses parties de cette remarquable synthèse et qui s’attachent ici à son verbe, là à son « désengagement » politique, ailleurs encore à ses influences et à sa riche culture, le deuxième chapitre s’avère passionnant, en proposant de répondre à la question : « Quel tableau du monde concret la poésie de Norge nous offre-t-elle ? » L’exploration du bestiaire norgien nous plonge dans une zoologie jouissive, un monde de par-delà la morale où l’irrévérence mène le bal. Le poète apparaît alors dans son vitalisme le plus débordant, au risque d’une certaine mégalomanie, et se campe face à l’énigme du vivant, des origines, du souffle premier.

Grâce à Daniel Laroche, voici Norge définitivement retrouvé. Il ne nous reste plus qu’à le suivre, de formules en trouvailles, de pelures en pépites, jusqu’à la sagesse ultime : « N’attendez pas le bonheur / pour être heureux, mes amis. »

Frédéric Saenen