Jeanne Moreau chante des poèmes de Norge

Un coup de cœur du Carnet

Jeanne Moreau chante Norge, album de deux vinyles et un CD, réal. Françoise Canetti, Productions Jacques Canetti, 2018, 19.99 €, Réf. PJC 503969.
moreau jeanne moreau chante norgeDe Jeanne Moreau, on sait qu’elle fut une grande comédienne et une femme cultivée. Plus discrète, sa carrière de chanteuse tient en six albums, dont deux morceaux au moins sont célèbres : Le tourbillon de la vie et J’ai la mémoire qui flanche, sur des textes et partitions de Cyrus Bassiak, alias Serge Rezvani. La première chanson fut insérée par François Truffaut dans Jules et Jim en 1962, la seconde figure sur un disque édité en 1963 par Jacques Canetti, qui avait fait connaitre des artistes tels que BorisVian, Léo Ferré, Georges Brassens ou Raymond Devos. D’autres albums suivront en 1966, 1967, 1969. Tournages et enregistrements, toutefois, n’empêchent pas l’actrice de s’adonner à la lecture, un de ses loisirs favoris. En 1978, Jacques Canetti lui apporte les Œuvres poétiques 1923-1973 de Norge, fraichement rééditées par Pierre Seghers. Elle s’enthousiasme aussitôt pour ces poèmes incisifs, sonores, savoureux, avec une préférence pour les recueils de 1949 à 1973 : Les râpes, Famines, Le gros gibier, La langue verte, etc.  « Ses poèmes m’ont paru simples, évidents, avec des mots qui allaient droit au cœur…  J’ai eu envie de les dire puis d’en faire des chansons pour un disque. Certaines sont drôles ou cruelles, d’autres tendres, agressives, humoristiques », dira-t-elle plus tard aux journalistes, ajoutant que cette poésie véhicule « le besoin d’amour, la rage créatrice, la cruauté de la vie, le goût du néant, l’espérance d’un idéal, le dérisoire état de l’homme. »


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Dès 1979, le projet de disque prend forme. Sûrs de son intérêt artistique et convaincus de trouver un public accueillant, Jeanne Moreau et Jacques Canetti entament un travail qui prendra deux années – rythme relativement rapide en l’occurrence. Vingt-deux poèmes de Norge sont choisis avec soin pour leurs qualités intrinsèques, mais aussi dans le souci de varier les thèmes et les tons : Râpe à fer et râpe à bois (1949), La peur (1950), Le nombril du monde (1969), Chanson à tuer (1973) etc.  Encore faut-il ensuite qu’ils soient mis en musique avec finesse et brio. Les deux complices sollicitent alors le talentueux Philippe-Gérard, auteur de près de mille chansons pour Édith Piaf, Franck Sinatra, Marlene Dietrich, Nat King Cole, Maurice Chevalier et autres célébrités du music-hall. Le compositeur – qui a aussi collaboré avec maints poètes – se met aussitôt au travail, s’ingéniant à créer pour chaque texte une mélodie en parfaite harmonie avec son registre et sa versification. Mais, d’une grande densité et d’une complexité plus grande qu’il n’y parait, les poèmes de Norge ne sont pas des paroles de chansons : pour que l’auditeur n’en perde rien, il est donc nécessaire de prévoir de nombreuses reprises, soit de vers, soit de strophes, soit même du poème entier, comme c’est le cas pour Pas bien, Râpes ou Peuplades. Philippe-Gérard effectue là un travail d’orfèvre, animant avec vivacité les textes et mettant en relief leur sonorité.

Le temps presse-t-il pour le trio ?  En 1980, voici que Janine et Isaïe Disenhaus éditent à Bruxelles un disque où sont chantés avec grand talent vingt-deux poèmes de Norge, dont certains redoublent la liste de J. Moreau. De son côté, Guy Béart s’intéresse aux recueils Les râpes et Le gros gibier, pour lesquels il a commencé à écrire des musiques ; prudent, le poète lui signale les textes réservés à la comédienne…  Quoi qu’il en soit, celle-ci ne lanterne pas. Elle enregistre les vingt-deux chansons en trois semaines de studio, et le double « 33 tours » est commercialisé en septembre 1981 sous le titre Jeanne Moreau chante Norge. La télévision s’y intéresse aussitôt. L’inventif Jean-Christophe Averty réalise pour France 3 une émission intitulée Fille d’amour, entièrement consacrée à la rencontre du poète et de l’actrice, dont c’est la première apparition en tant que chanteuse sur le petit écran, et au cours de laquelle deux des poèmes sont dansés ; l’émission est diffusée le 30 décembre 1981 à 20h30. Si elles ne relèvent pas de la rengaine populaire, les chansons séduisent bientôt un public cultivé : les textes sont originaux et spirituels, la musique les met en valeur sans être envahissante, les mélodies sont nuancées, l’orchestration discrète, l’atmosphère plutôt intimiste. Rien d’étonnant à ce que la presse se montre élogieuse.

L’album est réédité en 1989 sur CD par Jacques Canetti, qui le considère comme l’un des plus beaux de son catalogue : « un disque en avance sur son temps », dit-il. À sa mort en 1997, sa fille Françoise reprend la direction des Productions Jacques Canetti, œuvrant avec énergie pour que vive le patrimoine musical édifié par ce découvreur exceptionnel. Ainsi décide-t-elle en 2017 de republier le « Norge-Moreau » sous forme d’un double album vinyle accompagné d’une version CD, le tout bénéficiant d’une grande rigueur technique. L’ensemble vient de paraitre début mars et fut présenté au Salon du Livre de Paris. L’écouter est un vrai moment de bonheur. Au gré de ses tonalités tantôt malicieuses, tantôt mélancoliques, tantôt acidulées, l’interprétation enjouée de Jeanne Moreau a le mérite de ne pas forcer le texte dans un sens malvenu, de mettre en évidence ses atouts propres, de s’accorder à lui sans rien d’indiscret ou de sophistiqué. Sur les mélodies de Philippe-Gérard, la voix de la comédienne est pour beaucoup dans le charme des vingt-deux chansons : plutôt grave, très légèrement voilée, offrant des pointes d’impertinence et de fausse ingénuité, elle épouse la prosodie des textes avec une grande intelligence musicale. Un vrai bonheur, vous dit-on…

Daniel Laroche


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