Sophie Marie DUMONT, De l’autre côté des flammes, Genèse, 2019, 175 p., 20 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 979-10-94689-58-5
Insérer la fiction dans l’Histoire constitue un des moyens d’explorer un destin individuel dans un lieu et un temps que le romancier évoque avec la liberté de l’imaginaire. Dans le cas de ce premier roman de la blogueuse littéraire Sophie Marie Dumont, l’événement qui constitue le pivot du récit est un des drames qui a endeuillé la Belgique au siècle dernier, et a marqué les esprits et les mémoires aussi durablement que, dix ans plus tôt, la catastrophe minière du bois du Cazier : l’incendie des grands magasins L’Innovation le lundi 22 mai 1967.
Le fil narratif du roman est celui que parcourt Laurence Bodart, la narratrice, une journaliste belge. Elle a la cinquantaine, son couple bat de l’aile, elle est sans enfant. Autant de circonstances qui l’amènent à s’interroger et à enquêter à propos de la mort de son père : il était au nombre des 251 morts, victimes de l’incendie qui ravagea l’immeuble de la rue Neuve. Laurence est née ce jour-là, qui était aussi celui de la première finale du concours Reine Elisabeth dédié cette année-là au violon.
Le roman, qui fut finaliste du concours FINTRO de littérature policière en 2018, déploie les différentes investigations que mène la journaliste pour reconstituer les circonstances de la mort de son père, Lucien, chef électricien à La Monnaie et qui n’avait aucune raison de se trouver à l’Innovation à l’heure du déclenchement de l’incendie qui s’annonça, vers 13h20, par l’apparition d’une fumée inquiétante au premier étage.
L’occasion est ainsi donnée à la journaliste d’évoquer des informations historiques concernant la création et l’implantation des grands magasins qui virent le jour à Bruxelles, comme dans les autres métropoles européennes. Quant à la narratrice, elle se souvient de son enfance, orpheline d’un père qui « pourtant ne (lui) manquait pas. On ne peut pas être en manque de quelque chose que l’on ne connaît pas. » Lorsqu’elle interroge sa mère à propos de Lucien, elle ne reçoit pas de réponses : « un jour…un jour je t’expliquerai… » répond la maman à la petite fille qui, finalement, renonce à l’interroger. La vie reprend son cours, un homme taciturne devient le compagnon de la maman, et les souvenirs d’une enfance belge s’égrènent au fil des pages. Ceux-ci ne manqueront pas de rappeler au lecteur la Belgique d’antan, celle des premières émissions de télévision mythiques comme Le jardin extraordinaire, les dimanches chez les grands-parents, les week-ends à la mer, les crevettes grises,… Les évocations suivent le parcours de la jeune femme, l’apprentissage de ses goûts musicaux (Frédéric Devresse) et, sans doute en hommage au grand-père, passionné de Grevisse et de mots rares, la tégestophilie (dont je laisse au lecteur de cette recension le soin d’aller identifier ce dont il s’agit…). L’histoire de Bruxelles se mêle aux évocations des souvenirs d’enfance et d’adolescence, dans la commune de Jette.
Aux cinquante ans de l’incendie de L’Innovation, le drame fait l’objet d’évocations et de commémorations qui conduisent Laurence à créer un page Facebook dédiée aux victimes directes et indirectes. Elle décide de réunir les premiers internautes inscrits et d’évoquer avec eux, lors d’une réunion au Falstaff, les souvenirs, les témoignages, les informations. Elle entreprend ainsi la première étape d’une enquête qui l’amènera à demander à un ami juriste d’examiner les possibilités de ré-ouvrir l’enquête sur les causes de la catastrophe.
Le livre offre plusieurs chapitres quasi documentaires sur les circonstances de l’incendie, la vie quotidienne à l’époque, les grands événements qui faisaient la « une » (ainsi, la « Quinzaine américaine » qui animait les rayons du magasin contrastait avec les manifestations d’opposition à la guerre du Vietnam…), mais aussi sur la dynastie des Bernheim-Meyer qui avaient fondé L’Innovation et dont le dernier représentant, Émile Bernheim, avait commencé à y travailler à l’âge de 15 ans… Le roman fourmille ainsi d’informations qui nourrissent le récit de la quête du personnage central, Laurence. Journaliste, elle propose à son chef de rédaction de se consacrer à la recherche « d’une éventuelle nouvelle piste » fournissant, enfin, les causes de l’incendie. Mais sa vraie recherche allait au-delà. À la recherche du père, dont le nom ne figure pas sur le mémorial aux victimes du drame de L’Innovation…
Ce n’est pas le lieu ici de dévoiler les péripéties d’un récit qui est à la fois le portrait d’une époque, l’évocation d’une ville et d’un pays, un questionnement sur la liberté individuelle et la filiation et qui amènera la narratrice à découvrir, dans un monastère français, les circonstances de la disparition de son père.
Les éditions Genèse agrémentent leur catalogue d’un premier roman d’une auteure dont on attend avec curiosité et intérêt un prochain livre, dans lequel elle lâcherait prise dans l’entrelacement entre le vrai et l’imaginaire et intégrerait davantage à la fiction les éléments documentaires.
Après tout, la littérature n’offre-t-elle pas ce privilège stimulant du « mentir-vrai », dont le romancier ne devrait jamais faire l’économie…
Jean Jauniaux