Devenir ce qu’on est

Kenan GÖRGÜN, Le second disciple, Arènes, coll. « Equinox », 2019, 396 p., 20 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-7112-0111-2

L’on sait que Kenan Görgün est un observateur fin et particulièrement bien documenté des phénomènes sociaux, entre autres en Belgique. Une société dont les marges et le risque que celles-ci font peser sur le vivre ensemble le questionne. 

Plusieurs de ses textes antérieurs ont ce que l’on pourrait nommer une valeur prospective. L’auteur extrapole à partir des situations sociales qu’il perçoit et il imagine une évolution vers un futur possible, non sans une inquiète lucidité. Le second disciple, son nouveau roman, est à nouveau un bel exemple de sa volonté de faire comprendre, par le biais d’une fiction efficacement menée, des phénomènes mal perçus, si pas franchement caricaturés.

L’histoire se déroule à Bruxelles, après les attentats qui ont profondément marqué la Belgique. De jeunes hommes envisagent la suite à leur donner, car après de tels faits, il faut du temps pour penser autre chose, pour envisager d’autres formes d’action. Chacun de ces militants a suivi un trajet de vie différent. Certains peuvent avoir subi l’exclusion, tandis que d’autres peuvent se targuer d’une réelle réussite sociale. Pour tous, la vie a basculé à un moment, comme pour cet ingénieur belge musulman révolté par le cynisme à l’égard de la religion dans les monarchies du Golfe. Tous, alors, font une rencontre qui les marque, celle d’un imam autoproclamé, dont les moyens de persuasion sont finement décrits. Cela prend les aspects d’une véritable conversion. Chacun a des raisons différentes de s’engager, des buts différents poursuivis avec des moyens différents. C’est cela que Kenan Görgün décrit : un panel varié de militants, la vie de chacun d’eux et celle d’une cellule terroriste, avec ses tensions.

Aucun simplisme ni manichéisme dans la description. Car, parfois contre sa volonté militante, l’humain peut se sentir divisé, tiraillé par des aspects de son passé. Ou mieux, l’humain est toujours double, abritant l’éternel conflit entre le Dr Jekyll et Mr Hyde : « Jekyll ne devient jamais Hyde à 100% », et pareil à l’envers. L’œuvre de Stevenson est une référence et une clé de compréhension pour répondre à cette question lancinante : « Qu’est-ce qui nous a fait devenir ce qu’on est ? ».

Comment les musulmans vivent-ils les actions terroristes de leurs enfants, dont ils subissent les conséquences, autrement que les victimes directes ? L’auteur décrit ainsi les réactions de la communauté face à la radicalisation qui se drape dans une orientation dévoyée de la religion. Il y a le beau personnage d’une mère qui aide inconditionnellement son fils, mais se met à douter de sa foi, entre autres au vu de ce que son fils est devenu. Elle ne comprend plus pourquoi toute sa vie s’est passée sous l’emprise de la peur, la peur de faire le mal et la peur d’être punie après la mort.

Au terrorisme islamique répond le terrorisme des suprémacistes blancs de la Fraternité aryenne qui se lancent aussi dans l’action violente. Si les principes, les références et les mécanismes de ce type de groupe sont bien expliqués, l’analyse des personnages est plus réduite.

K. Görgün allie les descriptions précises et des moments où allusions et insinuations peuvent laisser sous-entendre des développements inattendus. C’est ainsi que la fin du roman peut surprendre ; Jekyll ne prend jamais complètement le dessus sur Hyde.

Bruxelles n’est pas que le cadre, abondamment décrit, du roman. La ville devient à sa manière un personnage à part entière, par sa topographie, par l’ambiance de ses quartiers. Par le fait aussi que certains de ses aspects acquièrent une fonction symbolique : le canal, qui ouvre et ferme le roman ; ou la tour Saint-Lazare qu’un personnage contemple au moment où il sort d’une forme de tombeau et qu’il peut changer de vie.

Le roman se révèle très éclairant. Mais on se plait à espérer que Kenan Görgün ne soit pas trop visionnaire, que les processus qu’il décrit si précisément ne débouchent pas sur les aboutissements qu’il donne à voir.

Joseph Duhamel