L’esprit potache : du zéro pointé au 2.0

Un coup de cœur du Carnet

Denis SAINT-AMAND, Le style potache, La Baconnière, 2019, 190 p., 20 €, ISBN : 9782889600137

À l’heure où les cancres délaissent les parties de morpion griffonnées sur le bois de la table pour leur préférer l’envoi discret de mèmes via leur smartphone, on est en droit de se demander quelle forme peut encore prendre l’esprit « potache ». À son évocation, le nom (qui désignait à l’origine un élève d’âge moyen) ou l’adjectif fait surgir une imagerie sépia, remontant au plus loin aux batailles rangées de La guerre des boutons, au plus près à des scènes désopilantes, même si affreusement datées, des Sous-doués… On pense à des regards qui se perdent dans la contemplation d’invisibles oiseaux voletant au dessus des bancs alors qu’une question retorse de grammaire vient d’être posée ; à une cigarette glissée dans la mâchoire du squelette baptisé invariablement « Arthur » ; à une éponge gorgée d’eau sale et posée, en caméléon placide, sur le siège de Monsieur l’instituteur. Il n’a rien de bien méchant, le potache, et même quand il fait exploser l’école, son bagout et sa candeur vous convaincraient que cela ne partait pas d’une mauvaise intention…

L’étude jouissive que livre Denis Saint-Amand sur ce « mauvais sujet » n’est dès lors dénuée ni d’humour ni de légèreté. Néanmoins, elle exclut tout dilettantisme. Le chercheur qualifié du FNRS et par ailleurs co-directeur des revues COnTEXTES et Parade sauvage (études rimbaldiennes) a en effet déployé une savoureuse érudition pour dresser le portrait mental et comportemental d’un personnage bien plus riche en enseignement qu’on pourrait le croire.

Après un détour par l’obscure (et encore discutée) étymologie du terme, Saint-Amand esquisse une « physiologie » du potache, figure universelle. En littérature, on le rencontre chez Hergé, Vialatte, Salinger, Twain, Gombrowicz… Dans le domaine strictement français, le potache devient « une figure familière de l’univers médiatique » au 19e siècle, et Saint-Amand de nous tendre la formidable fresque Les Français peints par eux-mêmes, avec le portrait de l’écolier dû à Henri Rolland. Dans ces pages, datées des années 1840, donc bien avant l’avènement de l’école républicaine, l’effronterie est considérée comme un mérite, une « précieuse qualité ». « Son indocilité, ses dispositions hargneuses, ses moqueries tracassières, son opposition d’inertie » font du mauvais élève un rebelle, cabré contre le pouvoir, indifférent au système disciplinaire.

Universel, mais aussi éternel, le potache ? La vision va évoluer, et l’humour s’en mêler, qui dénoncera l’imposture de ce « pseudo-révolutionnaire doublé d’un parfait imbécile, incapable de nommer ses adversaires et de définir la cause qu’il défend, […] davantage préoccupé par les bocks qu’il pourra ingérer ». Le portrait se précise : « Le potache est d’abord porté par l’intérêt au désintérêt ; peu ambitieux, il ne cherche ni la reconnaissance, ni les honneurs et envisage l’existence dans un mélange d’ataraxie et d’hédonisme. […] il récuse les normes et les règlements, dont il se plaît à traquer les failles. »

De littéraire en ses prémices, la réflexion menée par Saint-Amand débouche sur les terrains de la sociologie, la rhétorique, l’histoire, l’esthétique. La potacherie y est envisagée sous toutes ses facettes (contestation plus ou moins soft, surgeon du surréalisme et du cut-up duchampien, etc.) mais aussi selon ses multiples manifestations. Le constat est sans appel : l’esprit potache s’est définitivement envolé par la fenêtre de la classe pour envahir la sphère publique. Ses cibles sont les murs de nos maisons, de nos écrans 2.0 et de notre imaginaire, qu’il brise parfois, à la seule force d’un bon mot ou d’un tchouquet. Quelle bouffée d’oxygène, quel grand cri poussé en déboulant dans la cour de récré ! « Élève Saint-Amand, oui, vous là, près du radiateur… Ne vous en déplaise, vous aurez dix sur dix. »

Frédéric Saenen