« Présence de Georges Simenon », Revue Générale, Presses Universitaires de Louvain, automne 2019, 250 p., 22 €, ISBN : 978-2-87558-872-2
Coordonné par Jean-Baptiste Baronian, grand spécialiste et amoureux de Simenon, le dossier « Présence de Georges Simenon » au sommaire du dernier numéro de la Revue Générale a choisi d’opérer à la façon de Maigret, en prolongeant sa méthode de travail. Le commissaire définissait ainsi sa philosophie de détective : « Dans tous les cas, il s’agit de connaître. Connaître le milieu où le crime est commis, connaître le genre de vie, les habitudes, les mœurs, les réactions des gens qui y sont mêlés, victimes, coupables ou simples témoins. Entrer dans leur monde sans étonnement, de plain-pied et en parler naturellement le langage. » (Les Mémoires de Maigret).
Au fil des témoignages (de Pierre Simenon sur son père, de Joël Schmidt), des analyses (de Jean-Baptiste Baronian sur une quinzaine de films adaptés de Simenon, de Muriel Wenger sur l’ethnographie pratiquée par Maigret, de Jean-Pol Masson sur la présence du droit dans son œuvre, de Camille Deleclos sur les mécanismes de « l’usine Simenon »), d’évocations (Jacques De Decker, Jacques de Loustal, Emanuel Pierrat), cette plongée dans des zones moins connues du continent Simenon a l’insigne mérite de revitaliser le vaste corpus d’études qui lui est consacré. Le détective campé par l’auteur sait que c’est par le détail qu’on remonte à l’intelligibilité de l’ensemble. S’ils ne pratiquent pas un art du détail, les textes et études rassemblés optent pour un éclairage par la bande, côté coulisses. Comme l’énonce Pierre Simenon dressant un portrait de son père au travers de citations de ce dernier, la ligne esthétique de l’auteur, adulé par Gide, à la production foisonnante — près de 200 romans (la série des Maigret et ce qu’il appelait ses « romans durs »), des œuvres autobiographiques, des nouvelles, sans oublier les quelques 200 romans publiés sous une multitude de pseudonymes — se condense dans sa formule illustrant sa Weltanschauung « Comprendre et ne pas juger ».
L’étude de Jean-Baptiste Baronian retrace les amours fécondes entre Simenon et le cinéma. « La question de l’adaptation d’un roman ou d’une nouvelle au cinéma est le monstre du Loch Ness de la critique » (Baronian). Les plus grands réalisateurs se sont emparés de ses écrits, Jean-Pierre Melville (L’aîné des Ferchaux, Trois chambres à Manhattan), Claude Chabrol (Les fantômes du chapelier, Betty), Pierre Granier-Deferre (Le chat, La veuve Couderc, Le train), Henri Verneuil (Le président). L’attention portée par Simenon au décor, à l’atmosphère des lieux, à la matérialité des choses, à la peinture des quartiers, à l’analyse de la condition humaine ne peut que séduire le 7ème art qui traduit le « voir » simenonien en une seconde vision.
« Il y a des romans écrits par le subconscient littéralement. On se met dans la peau d’un personnage, on ne sait pas du tout où il va nous mener. On le suit au jour le jour et ce n’est qu’au dernier chapitre qu’on sait ce qu’il lui arrive. Il doit aller jusqu’au bout de lui-même » (Simenon, Conversation avec Francis Lacassin). Dans ses Maigret, l’intrigue est éclipsée par une descente dans les tréfonds d’âmes tourmentées, par une exploration psychologique, métaphysique de l’humain en toutes ses ambiguïtés, dans le brouillage des lignes séparant l’innocence de la culpabilité. C’est cette anthropologie produite par un observateur aiguisé des passions, des pulsions qui nous déportent que le dossier met à jour.
Véronique Bergen