Une grand-mère de poids

Caroline TAPERNOUX, Une femme d’extérieur, Academia, coll. « Littératures », 2019, 80 p., 11,50€ / ePub : 8.49 €, ISBN : 9782806104748

Voilà un personnage, un vrai, qui suscite une multitude de sentiments mêlés. Personnage réel ou amplifié, personnage revisité par la mémoire qui n’est pas toujours fidèle, surtout quand la littérature la revisite (d’où le terme « roman » sur la couverture). Une grand-mère portraiturée par une petite-fille, devenue adulte, qui porte sur elle un regard contrasté. Car cette grand-mère est un phénomène, il n’y a pas d’autre mot, et c’est tout le charme de ce livre.

Couturière boraine, à l’accent marqué, Marthe est « montée » à la capitale où elle devient rapidement patronne de sa boutique anderlechtoise. Sans complexe, mal fagotée, aimant les blagues salaces, chapardeuse, radine et dure en affaires, envahissante et encombrante, elle se croit acceptée alors que tout le monde la fuit, en premier lieu sa fille, mère de la narratrice. Rétive aux règles, excentrique et excessive, elle s’amuse des « petites indécences de la vie ». « Tu es une femme libre et autonome. Entièrement, écrit d’elle la narratrice. (…) Tu n’imagines jamais le pire. Tout est toujours possible pour toi, mais jamais dans les règles de l’art. Tu te méfies des gens trop instruits, des banquiers, des architectes. Tu crains de te faire escroquer avec leurs beaux discours. »

Jeune mariée, puis jeune veuve, elle ne met aucune limite à sa vie sexuelle débridée et c’est pour ses enfants une gêne, pour ses petits-enfants une étrange et singulière curiosité que cette grand-mère, femme aux mœurs légères, volage et farfelue, insatiable. Une curiosité pour ses petites-filles, une honte pour sa fille, qui la tient à distance. Spontanée et enthousiaste, généreuse à sa façon, elle est envahissante pour les siens, jusqu’à son embonpoint qui ne correspond pas aux codes de la mode en vigueur.

Plusieurs scènes mémorables émaillent ce récit, comme celle d’une sortie au restaurant pour l’anniversaire en l’honneur de cette grand-mère hors normes vécue comme une corvée par les convives sauf la principale intéressée : « Une fois par an, tu penses être aimée de tes enfants et remerciée pour tous tes bons soins prodigués à leur égard ». La sortie dans un centre de thalassothérapie avec la narratrice encore jeune fille vaut également son pesant d’or, tant Marthe vit l’instant, insouciante de son obésité débordante et de sa nudité assumée. Elle est ainsi, Marthe, « une femme simple et ordinaire, une Boraine au caractère bien trempé, comique et désinvolte ». Vue de l’extérieur, elle suscite chez le lecteur une sympathie grandissante à son égard et le choix du tutoiement par Caroline Tapernoux renforce judicieusement cette empathie à l’égard d’une destinée que l’auteure décrit néanmoins avec lucidité, sans concession, pesant tant que faire se peut les pour et les contre, les qualités et les défauts de pareille grand-mère qui a donné du fil à retordre à ses proches et descendants. Au final, un bel hommage pour un personnage, un vrai, qui laissera une empreinte durable chez les lecteurs et lectrices.

Michel Torrekens