Pierre-Yves Soucy. Poésie des confins

Pierre-Yves SOUCY, D’un pas déviant, Fragments de l’attente, Lettre volée, 2020, 144 p., 19 €, ISBN : 9782873175443

Les rivages poétiques auxquels Pierre-Yves Soucy accoste dans son dernier recueil se singularisent par une géographie de l’attente et de la promesse. L’œuvre poétique qu’il construit ne cesse d’approfondir l’espace d’un verbe à venir au sens où Blanchot parlait du livre à venir. Le recueil D’un pas déviant. Fragments de l’attente met en abyme le pouvoir des mots, leur impouvoir aussi, dans une langue qui sécrète ses conditions de possibilité. Les territoires qu’il arpente sont ceux du verbe et de son avant (la partie « Ce qu’il y a toujours… avant les mots »), ceux du temps, d’un réel en suspens dont Pierre-Yves Soucy capte le double phénomène d’apparition et de dissipation. La langue est au diapason de cette phénoménologie du surgissement et du retrait, en proie au battement entre inscription et effacement.

Le démembrement, le dénuement de l’être se traduit dans une écriture qui conjoint méditation métaphysique et concrétude — celle des corps, de la neige, de l’aube. Auteur d’une importante œuvre poétique (L’espace dérobé, Un tremblement, Au-delà de la voix, Traversée des vents, D’une obscurité, l’éclaircie, Traques…), essayiste (Wittgenstein et la Critique du monde moderne, L’œil et le mur : sur la poésie de Paul Auster…), traducteur, rédacteur en chef de la revue L’étrangère, Pierre-Yves Soucy élabore une poésie des confins, des lisières, élisant le fragment, attentive à la fuite de choses qui demeurent à jamais hors d’atteinte, recueillant les béances dans les tissus du temps et de l’espace.

le masque du visible
          alarmé dès qu’on le touche

creuse aux confins
l’attente d’une promesse
          de lieu des insurgés

Les mots peuvent-ils retenir ce qui fuit ? Sont-ils à même de rapiécer les fractures du présent ?

D’un pas déviant… le titre condense la démarche poétique dès lors que la poésie n’emboîte le pas d’aucune certitude, d’aucun dogme. Elle crée une déambulation déviante, forge un clinamen des mots et de la matière, du lisible et du visible.

l’époque n’a plus la volonté
           des questions

elle tranche au hasard
          des paroles muettes

À rebours d’une époque qui étouffe les questions sous la violence de réponses aveugles, Pierre-Yves Soucy conjoint poésie et espace du questionnement. On songe à Paul Celan, à son recueil De seuil en seuil. Comment ouvrir un seuil (de vie, de sensation, de langage) ? Comment, dans le corps de l’écriture, dire conjointement la conquête de soi et la perte de soi ?

sans fin
le corps devine la cadence
          de son propre effacement

il s’enroule sur lui-même
          tremble de sa dérive
tremble de sa conquête
               et de sa perte

Hantée par le grand large, par l’impossible, sa poésie se tient entre surgissement et éclipse. Elle tourne autour d’un vide primordial, autour de « l’impossible premier mot », cherchant à témoigner de ce qui fait défaut. Elle se tient sur les lignes de basculement, là où l’invisible se renverse en visible, l’oubli en mémoire, mais aussi là où le silence recouvre l’écriture, là où l’errance brise toute demeure.

« Mais ce qui demeure, les poètes le fondent » écrivait Hölderlin. Cette certitude hölderlinienne nous est dérobée. Mots et choses ne se conjuguent plus, ratent leurs épousailles dès lors que « dehors les mots ne tiennent plus ne s’accordent plus aux mains ». Après Hölderlin, la poésie, nous dit Pierre-Yves Soucy, fait l’expérience d’un inassouvissement irrelevable (au sens où l’entendait Witkiewicz dans son roman L’inassouvissement) : elle affronte le corps des vocables au désert.

Véronique Bergen