Archives par étiquette : La lettre volée

Crepax par la bande

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Guido Crepax. L’axiome d’Eros, La lettre volée, 2023, 140 p., 18 €, ISBN : 9782873176167

Bergen Guido CrepaxBien sûr, il y a son Emmanuelle – premier frisson, ces jambes pendantes, devant l’osier d’un fauteuil démentiel où elle trône en reine désabusée – et son Histoire d’O – deuxième frisson, cette silhouette nue et aveugle attirée en laisse par un laquais sordide vers quel vertige ? Deux sommets de ce que l’on hésite à qualifier de « bande dessinée érotique » et qui mérite mieux son appellation de Neuvième art. Mais Guido Crepax (1933-2003), c’est bien plus que Réage ou Arsan couchées, détaillées et encrées en noir et blanc dans des albums qui firent les délices interdites de plusieurs générations d’amateurs du genre, ou captivèrent des universitaires, depuis Roland Barthes jusqu’aux Gender studies ; c’est même bien plus que l’héroïne Valentina, « icône féminine conjuguant avidité sexuelle et art de l’onirisme ». Qui ainsi, à part les collectionneurs maniaques, se rappelait que le dessinateur milanais avait également traité des States à l’époque où ils étaient autant enflammés par le jazz, la guerre du Viêt-Nam et la ségrégation raciale ? Et qu’il avait illustré La marquise d’O (initiale ô combien préfiguratrice) du romantique allemand Kleist, Le procès de Kafka, Dracula, Frankenstein, Histoire de l’œil de Bataille ? Continuer la lecture

Poésie de la sensation originaire

Pierre-Yves SOUCY, De si près, l’ici du corps, Lettre volée, 2023, 72 p., 15 €, ISBN : 9782873176181

Soucy De si près l'ici du corpsS’ouvrant sur une citation du poète et peintre chinois Mang Ke — « Non nous n’avons rien dit / Rien que le langage de la chair » —, laquelle citation brille comme un portique éclairant la « Stimmung » du recueil, De si près, l’ici du corps déroule une partition poétique en quatre parties. L’expérience poétique que Pierre-Yves Soucy élabore au fil d’une œuvre d’une haute tenue s’enracine dans le trouble d’un sensible qui éveille la chair à ses possibles, à sa rencontre avec l’autre comme avec ses propres vertiges. L’horizon sous lequel se tient la pensée poétique de Pierre-Yves Soucy a pour dessein l’exploration d’une sensation originaire, du chiasme merleau-pontyen du senti et du sentant que l’auteur prolonge dans le creusement d’une rencontre en intériorité entre la chair des mots et l’espace muet des corps. Son aptitude à capter les épiphanies rares d’un toucher qui brise la « solitude des chairs », d’un désir qui rencontre l’énigme de l’autre et la sienne propre extrait du vivre des moments où les chairs frôlées ou nouées communient dans la tension du vivre. Continuer la lecture

Tableaux-sonnets

Denis DE RUDDER, Brève histoire de l’art en sonnets, Lettre volée, 2022, 192 p., 20 €, ISBN : 9782873176068

de rudder breve histoire de l'art en sonnetsArtiste peintre, Denis De Rudder délivre dans sa première publication des tableaux textuels qui, empruntant la forme du sonnet, retracent les jalons de l’histoire de l’art occidental de la Grèce antique à nos jours. Ponctué de reproductions d’œuvres, le voyage se tient à la croisée de diverses matières abordées sous un faisceau de manières. Déroulant un fil chronologique qui produit un effet de diapositives, Brève histoire de l’art en sonnets choisit de convoquer des noms d’artistes davantage que des courants, des mouvements, des tendances. S’ouvrant sur le fameux duel entre les peintres grecs Zeuxis et Parrhasios, le recueil aborde les mutations du regard, la question de l’imitation du réel, de la mimèsis, les bougés dans l’expérience perceptive, les contextes socio-historiques, économiques, géographiques de la production d’images. Sous-tendu par l’érudition, porté par un parti-pris résolument subjectif, l’ouvrage dresse en creux les moments, les tournants, les aventures, les motifs, la grammaire des formes qui scandent l’histoire des arts plastiques. Continuer la lecture

Logoclastie et biogenèse

Yves NAMUR, O, l’œuf, préface de Francis Édeline, La Lettre volée, 2022, coll. « Poiesis », 2023, 143 p., 20 €, ISBN 978-2-87317-605-1

namur o l'oeufAprès une première période de publication (1974-1978) suivie d’un silence de six ans, Yves Namur fait paraitre deux recueils qui annoncent une poétique moins transgressive quant à la forme linguistique. Or, au même moment, l’académie gastronomique dont il est membre lui propose d’écrire à propos de l’œuf, défi que le poète relève dans un style proche des expériences lettristes ou spatialistes. Le manuscrit n’est pas publié, hormis deux ou trois textes en revue : l’auteur pense qu’il est trop marginal, qu’il n’intéresserait personne. Il envisage même de s’en débarrasser, ou encore de le publier sous pseudonyme… En 2019 pourtant, il le soumet à Francis Édeline, spécialiste de la « poésie concrète », qui s’enthousiasme et rédige une préface de haute volée. Ce déclic est corroboré par Véronique Bergen puis Pierre-Yves Soucy : le livre parait début 2023, donnant un contrepoids inattendu à la poésie « pensante » que pratique Y. Namur depuis une bonne trentaine d’années. Continuer la lecture

Vide papier

Laurence SKIVÉE, Le laveur de vitre, Lettre volée, 2022, 192 p., 21 €, ISBN : 9782873176044

skivee le laveur de vitresDans Le laveur de vitres, bref récit publié aux éditions de La lettre volée, Laurence Skivée décrit à grand renfort de silences et de blancs sur la page une expérience du deuil et du dire, le texte ne dévoilant ses vérités qu’au travers de l’idylle muette et platonique entre la narratrice et un jeune laveur de vitres.

À l’âge de quarante ans, la narratrice, artiste confidentielle et maniaque par éducation, se livre à la lenteur et à la paresse. Pour l’y aider, elle choisit de recourir aux services d’un jeune laveur de vitres. Quoiqu’ignorant tout de lui, jusqu’à son prénom, elle s’en éprend sagement, prudemment, à distance : Continuer la lecture

Outre

Jean-Marie CORBUSIER, Comme une neige d’avril, Lettre volée, 2022, 112 p., 17 €, ISBN : 978-2-87317-586-3

corbusier comme une neige d'avrilVoyageur aux prises avec un univers de mots, Jean-Marie Corbusier poursuit dans son nouveau recueil publié à La Lettre volée – Comme une neige d’avril – sa recherche de la poésie. Explorateur, télégraphe, le poète prend note de ce qu’il perçoit – spoiler alert – : de la neige, toujours plus de neige, de la neige sur de la neige. Le blanc, que ce soit celui de la neige ou du papier, occupe, par conséquent, une place prépondérante dans ce dernier recueil.

Cette comparaison pour titre dit bien l’état de précarité de l’univers dans lequel évolue le poète. Cet univers se caractérise par une absence de repères efficaces. Pire, les règles qui le régissent ne semblent pas fixées une fois pour toutes. Le sol se dérobe sous les pas du poète qui ne sait nommer précisément ce qui l’entoure (« Ici amas se dit congère / ailleurs/banc de neige / là-bas qui revient » ; « l’aube / qui a changé de nom / le doute encore »). Aussi, le poème « comme une neige d’avril » est-il l’image qui cache l’univers du dire impossible. Continuer la lecture

Du geste graphique et poétique

Un coup de cœur du Carnet

Pierre-Yves SOUCY et Olivier SCHEFER, Vertiges de la main, Lettre volée, 2022, 80 p., 18 €, ISBN : 9782873175641

soucy schefer vertiges de la main« Que fait un poète lorsqu’il dessine ? ». Par sa question inaugurale, Olivier Schefer interroge avec brio les créations graphiques de Pierre-Yves Soucy en les confrontant aux créations poétiques. Dans les dessins au fusain, dans le dynamisme des traits, les frottages, les précipités de strates, notre œil perçoit une poétique des traces, des empreintes et des échos. En poésie et dans les arts plastiques, graphiques, Pierre-Yves Soucy se livre à une exploration des interstices. Creusant, laissant affleurer les signes, les formes, à tout le moins leur ébauche, il travaille sur l’inchoatif et l’estompement, dans le respect des matières (matière des mots, matière du visible, des traits) qu’il approche, que la main et que l’œil écoutent. Continuer la lecture

L’art de la fugue

Alfredo DIAZ PEREZ, Un fugueur précoce, Lettre volée, 2021, 62 p., 14 €, ISBN : 978-2-87317-583-2
Alfredo DIAZ PEREZ, Le sexe du paradis, Lettre volée, 2021, 90 p., 16 €, ISBN : 978-2-87317-584-9

diaz perez le fugueur precoceLa lettre volée publie simultanément deux livres d’Alfredo Diaz Perez, un court roman et un recueil de six nouvelles, réunissant sept récits attachants autant que déroutants.

Le narrateur du roman Un fugueur précoce parvient à reconstituer des souvenirs remontant à sa première « évasion » : la naissance et l’expulsion du corps de sa mère, une mère qu’il passera les premières années de sa vie à fuir. Avant même de marcher, le petit Witold fuguait ! Mêlant fantasme et obsession de la fuite, le narrateur se souvient des fugues qu’il fit accroché à une « planche de salut » dont une des première tentatives le mena jusqu’à la gare des marchandises de Molenbeek-Saint-Jean. Il avait quelques mois… On devine à lire cet épisode que le réalisme magique n’est pas loin. Les personnages, les lieux, les atmosphères et les situations de ces deux livres ont une intense puissance d’évocation visuelle. On voit littéralement, même si la situation est de l’ordre de la mémoire imaginaire et du mental, le bambin face à la porte fermée qu’il rêve de franchir coûte que coûte. « Dans ma tête, j’étais un évadé », commente le narrateur en se souvenant des ces moments dont on découvre qu’ils ont été racontés au bébé par sa mère : « Elle faisait de moi le dépositaire de ses secrets et de sa mémoire ». Continuer la lecture

Res et Verba

Pascal DURAND, La leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Lettre volée, coll. « Essais », 2021, 210 p., 23 , ISBN : 9782873175795

durand la lecon des chosesL’expression « leçon de chose » apparaît dans le vocabulaire pédagogique des dernières décennies du 19e siècle. Basée sur l’intuition, cette méthode met l’élève en contact avec un objet concret afin de mobiliser autant son intellect que ses sens ; elle met en connexion étroite les facultés de penser et de classer qu’étudiera plus tard Foucault… Elle fera florès auprès des instituteurs de la République, toujours friands d’innovations pour parfaire l’art de transmettre. Continuer la lecture

Captures cristallines

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Marie-Jo Lafontaine. Tout ange est terrible, Lettre volée, 2020, 26 €, ISBN : 978-2-87317-565-8

bergen mari-jo lafontaine« À l’heure où, saturé d’images aveugles, le monde se vomit sur lui-même », à l’ère des pullulants et pusillanimes discours sur la « mort de l’art », rarement assiste-t-on au déploiement d’une œuvre consistante qui s’écarte de la mode actuelle – mode très reconnaissable en ce qu’elle est notamment constituée de « nano-cyberfictions », souvent accompagnées de paratextes hyperthéoriques qui ne sont que le pendant hirsute des hashtag autosuffisants et creux. À l’instar de l’artiste Marie-Jo Lafontaine, loin des « thèses qui font de l’art une tribune », Véronique Bergen consacre un puissant essai, sagace et passionnant, aux travaux de l’artiste. L’écrivaine fait émerger le souffle éminemment vital qui irrigue les créations de Marie-Jo Lafontaine ; celui-ci puise et s’inscrit dans le mouvement même de la matière plutôt que dans le territoire de l’abstraction et du simulacre. Continuer la lecture

Un recueil poétique polymorphe

Stéphane LAMBERT, Écriture première, Lettre volée, 2020, 96 p., 17 €, ISBN : 978-2-87317-561-0

lambert écriture premièreAprès une œuvre déjà abondante et diverse, Stéphane Lambert revient à la poésie, cette fois dans un volume élégant publié à La Lettre volée. Un recueil important, Écriture première, tout en discrétion mais explicite dans sa simplicité, en apparence peut-être, langagière sans doute, et pourtant complexe d’inspiration. Celle-ci est clairement avouée si on distingue dans le texte différentes sections titrées, soit en dédicace à des artistes ou à leurs manifestations, à l’exclusion de tout résumé, soit en manière de possible lecture ou interprétation. Il faut en tout cas compter avec la vraie documentation en appui à un choix en connaissance certaine. Comme dans ses autres publications, essais et certains romans, Stéphane Lambert est donc ici voué à l’art.

Nous le suivrons dans son itinéraire. Continuer la lecture

De l’aphorisme au fragment

Harry SZPILMANN, À propos de tout et surtout de rien, Lettre volée, coll. « Poiesis », 2019, 123 p., 18 €, ISBN 978-2-87317-545-0

Il existe dans l’ensemble des littératures une tradition de l’écrit aphoristique qui traverse les temps et les modes. Les théoriciens sont nombreux à s’être penchés sur ce genre, cherchant à en délimiter les contours, en définir les caractéristiques, à clarifier les termes en distinguant notamment maxime, sentence, pensée ou aphorisme. Blanchot, Barthes ou Valéry par exemples ont interrogé les œuvres de Joubert, de La Rochefoucauld, de Lichtenberg, de Schlegel. Sans évoquer ici les différents enjeux terminologiques qui ont pu animer ces débats, il est bon de rappeler néanmoins l’intérêt accru, depuis plusieurs décennies, pour l’écriture du fragment comme genre ayant ses propres codes. Continuer la lecture

Pierre-Yves Soucy. Poésie des confins

Pierre-Yves SOUCY, D’un pas déviant, Fragments de l’attente, Lettre volée, 2020, 144 p., 19 €, ISBN : 9782873175443

Les rivages poétiques auxquels Pierre-Yves Soucy accoste dans son dernier recueil se singularisent par une géographie de l’attente et de la promesse. L’œuvre poétique qu’il construit ne cesse d’approfondir l’espace d’un verbe à venir au sens où Blanchot parlait du livre à venir. Le recueil D’un pas déviant. Fragments de l’attente met en abyme le pouvoir des mots, leur impouvoir aussi, dans une langue qui sécrète ses conditions de possibilité. Les territoires qu’il arpente sont ceux du verbe et de son avant (la partie « Ce qu’il y a toujours… avant les mots »), ceux du temps, d’un réel en suspens dont Pierre-Yves Soucy capte le double phénomène d’apparition et de dissipation. La langue est au diapason de cette phénoménologie du surgissement et du retrait, en proie au battement entre inscription et effacement. Continuer la lecture

Dédale au coeur

Un coup de cœur du Carnet

Luc DELLISSE, Un sang d’écrivain, Lettre volée, 2020, 154 p., 20 €, ISBN : 9782873175467

Le dernier livre de Luc Dellisse, Un sang d’écrivain, rejoint la redoutable et lucide position de moraliste que l’auteur avait déjà développée dans son récent Libre comme Robinson. Le style chez Dellisse n’est pas cette habilleuse élégante des dramas qui font chorus dans la panne de recul critique de notre temps. Le style contre l’écriture, pourrait-on dire. Dellisse démonte le style porté comme un masque, le style comme simulacre… Continuer la lecture

Poésie, va, je ne te hais point

Daniel VANDER GUCHT, Pourquoi je n’écris plus de poésie, dessins de Xavier Noiret-Thomé, Lettre volée, 2019, 78 p., 19 €, ISBN : 978-2-87317-528-3 ; Sous influence, aquarelles de Damien De Lepeleire, Lettre volée, 2019, 176 p., 25 €, ISBN : 978-2873175290

Pourquoi je n’écris plus de poésie repose sur un double mouvement, une aspiration romantique à une poésie oraculaire lors de l’adolescence et une déconstruction rock de la posture du poète-mage. Rythmés par les dessins sauvages de Xavier Noiret-Thomé, les textes sont taillés comme des chants, des uppercuts rock’n roll innervés par l’absurde. Écriture automatique, cut-ups burroughiens concourent à mettre en œuvre un surréalisme du quotidien. Ce n’est qu’à la fin du recueil que nous apprenons qu’à l’exception des quatre derniers textes composés récemment, l’ensemble a été rédigé par Daniel Vander Gucht à l’adolescence. En son essence, davantage que les autres arts, la poésie est tiraillée entre la postulation de sa mission et le renoncement à elle-même, écartelée entre l’absolu de sa visée et le hara-kiri. L’exhumation de textes écrits dès l’âge de quinze ans s’assortit à un abandon ultérieur de la poésie. La percutance dans l’auscultation des signes, le parfum de ballade rock, la radiographie du « zoo humain », d’un monde qui dérape donnent la tonalité du recueil. Continuer la lecture

Il n’y a pas que la bataille des éperons d’or

Jan BAETENS, Karel VANHAESEBROUCK, Petites mythologies flamandes, photographies de Brecht Van Maele, préface de Claude Javeau, traduction de Monique Nagielkopf assistée par Daniel Vander Gucht, Lettre volée, 2019, 174 p., 20 € ; ISBN : 978-2-87317-533-7

Une fois n’est pas coutume, le présent ouvrage a été écrit et publié en néerlandais en 2014, avant d’être traduit. L’intérêt de la démarche à la base du livre justifie une recension, d’autant plus que les auteurs, flamands, connaissent parfaitement la culture tant du Nord que du Sud du pays. Jan Baetens a même obtenu le Prix triennal de poésie de la Communauté française de Belgique.

Ces Petites mythologies flamandes s’inscrivent dans la lignée des Mythologies de Roland Barthes. Les auteurs en reprennent les principes. Le mythe n’est pas qu’un récit ancien : la société moderne en produit elle aussi en les renouvelant sans cesse. Et le mythe ne réfléchit pas une vision du monde ; c’est lui qui la produit et l’incarne dans diverses expressions très concrètes. Il est ainsi l’expression actualisée de valeurs éternelles et immuables. Il apparaît donc comme la façon dont une société se voit et se pense. Ces sens cachés, il faut les faire advenir, les rendre conscients ; c’est ce qui fonde et justifie la démarche de ces analyseurs, comme l’a été, du côté francophone, Jean-Marie Klinkenberg dans ses Petites mythologies belges. Continuer la lecture