Rossano ROSI, Le pub d’Enfield Road, Impressions Nouvelles, 2020, 182 p., 16 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87449-763-6
Durant un voyage scolaire à Londres, Raymond Raymont, la soixantaine, un enseignant proche de la retraite, se perçoit en marge de la communauté (« le barbon barbant ») et choisit de se balader à son rythme, lâche les autres, les précède au lieu de rendez-vous, un pub d’Enfield Road, The Swan and Hope, au nord de la mégapole. Et…
Aucun fléchage narratif. Il y a des indices, volatils, de suspense. Raymond croit reconnaître un mystérieux personnage croisé et recroisé en Belgique et en Angleterre depuis… trente-huit ans, un « vieil homme décrépit à l’écharpe et à la toque parfumées », aux yeux verts, au nez pointu. Trente-huit ans ? L’époque de son premier voyage londonien, de sa rencontre avec Irène…
Il y a quelques vagues péripéties : la disparition de l’élève Javelle ; les retrouvailles de Raymond avec Guildenstern, en pèlerinage dans le cimetière où est enterré le troisième membre d’un ancien trio d’inséparables ; une discussion sur l’enseignement, où l’agressivité des jeunes collègues laisse pressentir un dérapage.
Il y a encore un saupoudrage d’indices fleurant bon l’Angleterre éternelle. Des noms étendards. De lieux (National Gallery, Big Ben, Piccadilly Circus), d’auteurs (Virginia Woolf et Agatha Christie, Keats et Dickens), de peintres (Constable et Hogarth). Jusqu’à la couverture, classico-romantique à souhait. Et jusqu’au titre : Le pub d’Enfield Road.
On est dans du Rossano Rosi, By Jove ! Le texte, moderniste, est infiltré par l’ère du soupçon (« Quelque chose clochait. ») et le second degré. Bref, l’essentiel est dans la brume qui entoure les silhouettes plus que dans l’épaisseur de celles-ci.
Lire aussi : Rossano Rosi ou l’incarnation, dense et subtile, de la modernité (C.I. n° 202)
Qui est véritablement ce Raymond Raymont (clin d’œil au Humbert Humbert de Nabokov ou aux Dupondt hergéens ?). Autour de lui, les présences inquiètent ou interrogent, mais l’absente aussi, Irène, épouse et femme de sa vie.
Raymond possède quelque chose du regard étonné, naïf de l’enfant. Médiocrité bienheureuse (selon le regard d’Irène) ou mise à nu décapante de la mécanique sociétale du monde adulte ?
(…) comme si la couleur qu’ils choisiraient (qu’ils avaient en fait déjà intimement choisie : elle était sans aucun doute restée la même, d’élections en élections, depuis leur entrée en majorité) épousait parfaitement le contour de leurs idées ; comme si manifester une adhésion globale pour telle ou telle couleur était plus important, plus significatif sous l’angle des relations sociales que d’essayer d’exprimer des nuances…
Au hasard des lieux, Raymond marche sur des cailloux/souvenirs, se projette quatre décennies en arrière, quand il préparait/vivait un premier voyage à Londres en compagnie de ses deux meilleurs amis, Rosencrantz et Guildenstern, une escapade montée en rêve au fil des jeunes années mais électrisée/court-circuitée par la rencontre d’Irène.
Irène ! Personnage énigmatique, insaisissable, qui disparaît une première fois, resurgit pour mettre le grappin sur Raymond, lui imposer un modus vivendi : silence absolu sur son passé, l’origine du pactole qui lui permet de leur offrir un studio ; elle ne travaillera jamais au sortir d’une thèse réussie brillamment ; ils ne partiront plus en voyage et n’auront pas d’enfant.
Un étrange package auquel Raymond s’est soumis sans sourciller. Trop ? Trop pour elle ? Trop pour lui ? Que s’est-il passé récemment pour qu’il rompe le pacte et escapade enfin à quelques semaines d’une fin de cycle ?
En filigrane, les thèmes défilent : l’amitié évanouie et le souvenir, la communication et la synchronisation impossible, la toxicité du mensonge ou de la vérité, les dérives hypocrites et néfastes d’une certaine gauche bien-pensante, les grandes fortunes fondées sur le crime, la place de la littérature dans l’enseignement contemporain, la folie (l’attention exacerbée aux détails) et l’altérité, la responsabilité, l’adéquation (au couple, au groupe, à la société cf. le leitmotiv des élections, qui obsèdent notre anti-héros)…
On peut se perdre dans les méandres du projet Enfield Road. Un regard jeté sur notre société et notre existence, fondé sur un grand écart entre l’uppercussion centrifuge de l’absurde et la préhension centripète des reliquats de sociabilité ?
Un gourmet littéraire restera arrimé aux rails de la dégustation en goûtant page après page le travail sur la phrase, son rythme, le vocabulaire (cirons, miat, darse, etc.), les clins d’œil malicieux, les interpellations.
In fine, Le pub d’Enfield Road projette dans l’essence de l’Art, qui doit déstabiliser et irriguer davantage qu’intriguer.
Philippe Remy-Wilkin