À l’affiche ce soir…

Un coup de cœur du Carnet

Mirages. Tout l’art de Laurent Durieux, Huginn & Muninn, 2019, 254 p., 44.95 €, ISBN : 9782364807143

Merci à Sam Lion pour le cadeau

laurent durieuxL’anecdote est connue, elle est entrée dans la légende. Le téléphone d’un jeune designer belge spécialisé dans la réalisation d’affiches de films en tirage limité sonne. L’affiche de Jaws (Spielberg, 1975) ? Le mystérieux interlocuteur veut le stock entier. Au bout du fil ? Steven Spielberg en personne.

Le visuel en question représente une plage américaine ensoleillée et ses quelques plaisanciers. Tout semble calme. Pourtant quelque chose cloche ; une menace gronde.

L’œil est irrémédiablement attiré par une touche de noir qui rompt avec les couleurs chaudes : un des triangles du parasol forme l’aileron du tueur en série aquatique le plus célèbre de l’histoire du 7e art. Magistral !

Dessinateur à l’habileté confondante. Illustrateur à la recherche de l’inattendu. Coloriste novateur. Graveur à la technique d’une extrême finesse.

Laurent Durieux est assurément tout cela et plus encore. Il crée des images dont l’originalité formelle capte immédiatement le regard de l’observateur pour le mener là où il le décide. Car si sa technique est implacable, sa façon de modifier notre vision, de déplacer notre point de vue, ne l’est pas moins.

Nulle part, dans tous les dessins de Laurent Durieux qu’on a sous les yeux, l’effet provoqué par l’étonnant graphisme n’apparaît avec autant de subtilité que dans les affiches de film. On croyait les connaître; on les redécouvre. Elles sont littéralement reconstruites, dans une composition géométrique faite de lignes verticales et horizontales en tension, de hachures colorées qui en font une image tramée, traversée par une lumière aigüe et une ombre soyeuse.

Si ce qui s’aménage là apparaît vite comme un nouvel espace, ce qui s’y passe – ou du moins ce qui nous en est montré − n’est pas moins nouveau. Laurent Durieux ne nous ravive le regard que pour nous  inviter à revisiter les films auxquels il s’attache. On en connaît les affiches traditionnelles : ce sont des évocations rapides, qui restent en surface,  fixent des visages et figent la réalité filmique pour mieux attirer l’attention. Ici, la tradition est bouleversée : ce sont des relectures lentes, qui nous font entrer dans la profondeur de cette  réalité filmique en combinant les plans en une seule image, fascinante et intrigante.

Ainsi de Psycho (Hitchcock, 1960) dont on est habitué à ne voir, pour évoquer tout l’enjeu terrifiant, qu’une réduction ponctuelle : le visage effrayé de Marion Crane. L’affiche ici créée offre une alternative passionnante, bâtie autour de l’oblique d’un escalier où on comprend que tout bascule : au-dessus, Norman Bates (en jupe) monte un plateau; en bas Lila Crane va dans la cave, vers le sordide secret. Cet espace double, point de départ d’une narrativité troublante, a son équivalent dans les jeux de miroir que rend possible la présence d’une eau miroitante : le graphisme proposé pour Apocalypse Now (Coppola, 1979) fait apparaître le visage de Kurtz comme reflet de celui de Willard, le chasseur de The Deer Hunter (Cimino, 1978) devient dans l’eau le fantassin entouré d’hélicoptères, les deux personnages qui se tiennent par la main dans Adoration (Du Welz, 2019) échangent leur position dans le miroir du lac…

On assiste ainsi, d’affiche en affiche, à de savants décalages, à d’habiles transformations qui se devinent lentement : la silhouette menaçante de The Mummy (Freund, 1932) n’est pas vraiment présente car elle est en partie tranparente, les binoculaires de Jeff Jefferies dans Rear Window (Hitchcock, 1954) deviennent les yeux ronds de la sombre silhouette qu’observe le journaliste et qui se confond avec lui, la créature de Frankenstein (Whale, 1931) s’humanise peu à peu, la jeune femme dans les bras de Dracula (Browning, 1931) est fascinée plutôt que terrorisée, toute la souffrance de la métamorphose de The Wolfman (Waggner, 1941) apparaît sous nos yeux, quand surgissent deux pattes griffues…

Rarement le lecteur aura, pour son bonheur, été aussi subtilement malmené dans ses habitudes de lecture de l’image. Il peut ressentir un trouble profond (comme devant un tableau d’Edward Hopper, une influence évidente) ; il peut aussi éprouver une peur nouvelle devant les affiches se réappropriant les films d’horreur qu’on croyait connaître par cœur.

Tant de génie fiche franchement la frousse. Vous voilà prévenus…

Thibault Carion