Anne-Marie La Fère. Les sept tiroirs et les giroflées

Anne-Marie LA FÈRE, Le semainier, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2020, 294 p., 16 €, ISBN : 978-2-931048-26-9

Bonheur absolu de découvrir ou redécouvrir dans la très belle collection « Femmes de lettres oubliées » des éditions Névrosée Le Semainier d’Anne-Marie La Fère. Née en 1940, romancière (Le semainier, Aux six jeunes hommes, La renarde), souveraine critique littéraire durant de nombreuses années, productrice d’émissions culturelles radio durant une vingtaine d’années, Anne-Marie La Fère est l’une des plumes les plus fines de la critique belge, une grande voix de la RTBF.

Les sortilèges délivrés par Le semainier se traduisent sous la forme d’une impossible quête, d’un vertige existentiel. Juriste n’ayant réussi à faire carrière, chargé de tâches subalternes dans un cabinet d’avocats, célibataire enfermé dans une existence monotone, le narrateur se voit confier une mission qui fera éclater l’univers ordonné, sans surprise, dans lequel il s’est abrité. À la mort d’une directrice de théâtre, Anaïs Clément, décédée dans un accident de voiture, il est chargé de trier les archives laissées par la défunte. En ouvrant le semainier aux sept tiroirs, en épluchant les papiers, l’homme ouvre la boîte de Pandore d’une vie  — celle de la disparue, mais aussi la sienne —, descend comme un spéléologue obstiné dans le testament d’Anaïs Clément. Une morte fait irruption dans son existence réglée comme une horloge. Une folie herméneutique de détective compulsif s’empare de cet « homme sans qualités », sans nom, effacé. S’il semble par bien des points être un frère du copiste Bartleby de Melville, loin d’opter pour le non-choix du « I would prefer not to », du « je préférerais ne pas », il surenchérit dans une enquête qui, de se vouloir méthodique, rationnelle, s’emportera dans le tournoiement des repères, l’implosion des certitudes.

Que peut-on connaître d’une inconnue séduisante, libre, de sa cousine ? Commet relier les fils épars d’une toile décomposée, parcellaire, assembler les pièces du puzzle Anaïs ? Le 21 décembre, Anaïs rédige son testament, le 23, elle parade en public, le 25, elle périt dans un accident de voiture. Suicide ? Meurtre ? Aspiré par l’énigme Anaïs Clément, le narrateur ne peut se contenter de classer ses papiers. Par la puissance de l’imagination, de la rêverie, il échafaude des reconstructions hypothétiques d’une vie. Ce « raté » se révèle détective poète, traversé par des fantasmes. Son cerveau bouillonne, produit mille et une conjectures sur les amours d’Anaïs, ses relations avec sa cousine, visualise d’hypothétiques scènes, des décors, des amants, des lieux.

En entrouvrant le semainier de la morte, le narrateur entrouvre le sien. Tout se dédouble, s’interpénètre pour ce cinéphile qui, au travers des lectures de l’autre qu’il invente, lit son propre abîme. Pestant contre l’insignifiance des récits, des journaux de voyage, il s’acharne à décrypter un sens secret sous  le sens apparent. Il champollionne à plein régime, lit entre les lignes. Les hiéroglyphes de la vie d’Anaïs, il va les interpréter. Il ne traduit pas des langues étrangères mais des signes volatiles, cryptés qui n’attendent que son flair. Les sept tiroirs sont comme les sept chambres de Barbe Bleue. Il s’éprend de cette femme qui n’était « pas son genre », qui l’aurait snobé ; il lui en veut de jouer post mortem au chat et à la souris, de déposer des indices insignifiants, de cacher l’essentiel. Faute de serrures, on ne peut trouver les clés de la vie.

Une fausse transparence. Ma déception s’accompagne d’un pressentiment : les autres tiroirs ne m’apporteront que des morceaux superficiels et insignifiants de la vie d’Anaïs (…) Les femmes adorent se raconter. Voir Anaïs. Sauf qu’Anaïs  ne raconte rien qui la concerne vraiment. 

Avec brio, Anne-Marie La Fère nous immerge dans une quête dont on devine qu’elle sera couronnée par la tragédie. La construction du récit repose sur des effets de miroirs qui se dédoublent. En effet, le semainier d’Anaïs réveille celui du narrateur mais aussi le nôtre, celui de chaque lecteur. Le roman interroge par-là l’acte d’écrire, l’impossible pari du romancier (à tout le moins du romancier réaliste) de dire une vie, de camper des personnages dotés d’une intériorité qui soit intelligible.

Le père absent, une chanson, Giroflé, Girofla, qui circule comme un bâton témoin entre le narrateur et la directrice de théâtre, un envoûtement sur fond de néant, de solipsisme, de défaisance du moi, de désespoir, de voyages dans les plis de la mémoire… La magie d’Anne-Marie La Fère irrigue ce roman comme elle vitalise ses textes critiques, ses émissions.

Véronique Bergen