Henri Michaux. Des lances et non des formes

Henri MICHAUX, Saisir, Fata Morgana, 2020, 112 p., 21 €, ISBN : 978-2-37792-063-1

henri michaux saisir fata morgana couvertureConnues pour leur très belle ligne éditoriale, pour l’élégante facture de leurs livres, pour leurs publications de nombreux ouvrages de Michaux, les éditions Fata Morgana, dirigées par Bruno Roy et David Massabuau, viennent de publier Saisir, un des recueils les plus saisissants d’Henri Michaux, rythmé par ses textes et ses dessins à l’encre. « Livre d’artiste » ou plutôt livre michaldien, Saisir (1979) renvoie au poème éponyme de Jules Supervielle, un ami de Michaux. L’ambition du livre est d’emblée posée : tenter de « saisir mieux, de saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec des mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes graphiques ». Une nouvelle fois, le poète s’engage à frayer un abécédaire, un bestiaire émancipé du verbal, où l’encre de l’écrit et du dessin vise à retrouver la vitesse, le mouvement des choses. Dès l’enfance, il est en lutte avec un langage verbal imposé. Écrire et peindre seront perçus comme des exorcismes, comme des inventions de « signes pour retirer son être du piège de la langue des autres » (Un barbare en Asie). Très tôt, le projet de créer une langue qui lui soit propre le mobilise. Dans Mouvements, paru en 1952, il explorera un nouvel alphabet composé d’idéogrammes, de rythmes visuels.

Saisir témoigne qu’afin de tenter de saisir avec une folle intensité l’espace du dedans et  la « Grand Garabagne » du dehors, il faut être dessaisi, avoir buté sur le sentiment d’insuffisance des formes verbales et des formes graphiques données. Il ne s’agit pas seulement de tourner le dos au verbal, de se libérer par le dessin des mots reçus, ces « collants partenaires », mais d’expérimenter dans les deux registres les zones de plus haute intensité.

J’avais toujours eu des ennuis avec les formes
J’étais tout antipathie pour les formes

Le chemin des formes, de la ressemblance lui est barré. Au travers de l’exploration des signes, des lignes, des traits scripturaux et graphiques, Michaux déploie un monde de forces qui, dans le ravage des formes données, recontacte la vie des choses et de l’esprit. Lui qui écrivait « je peins pour me déconditionner » (Émergences-Résurgences), pour se délivrer des structures verbales, combinera espace textuel et espace plastique, dans la tension vers un au-delà ou plutôt un en-deçà de la différence entre signes linguistiques et signes picturaux.

Dans Saisir, la main de Michaux l’entraîne à écrire les remous du dedans, à coucher sur la page des phrases qui débarquent sans crier gare, à dessiner des animaux, des insectes, des silhouettes d’humains, des situations qui arrivent de leur propre chef. Mots compacts, sans fioriture ni rhétorique, mots empoignés, boxés, dessins gestuels qui, voulant saisir l’élan, le mouvement initial et non le résultat, excèdent les idéogrammes et les pictogrammes accusés d’être encore trop statiques : le recueil traverse les territoires intérieurs, fait sauter les verrous du dehors et du dedans, privilégie la vitesse de signes qui fouettent l’existant. Affaire de rythme, écrire, dessiner lui permettent de saisir la spatialité de sa pensée, d’élargir les territoires du pensable, de la sensation, du vivre. « J’écris pour me parcourir » affirmait-il dans Passages.

À la fin SAISIR n’était plus que dynamisme, un saisir abstrait, ou y tendait

Michaux abhorrait l’espace médiatique que nombre d’écrivains du 21e affectionnent et arpentent comme si leur œuvre résidait là, sous les projecteurs de la publicité, à défaut de se trouver dans les pages de leurs ouvrages. Il fuyait les entretiens, les podiums, les plateaux, vomissait les débats, les photos, ce qu’il appelait « le martyre de la vulgarisation ». Retranché, il écoutait les peuples des signes qui se bousculaient afin qu’il en recueillît la vie. Saisir s’adresse aux lecteurs qui désertent les fanfares du monde, les distributions de prix, le grand guignol de la culture dégriffée. Saisir happera les arpenteurs d’espaces soumis au maelström des « ignorances, détournements, égarements », aux chercheurs de rythmes, de tribus d’Emanglons et de Meidosems.

La ligne n’est pas un abrégé de volume ou de surface, mais un abrégé de cent gestes et attitudes et impressions et émotions. 

Retrouver un tout à la fois.
Un abrégé dynamique fait de lances, non de formes

Véronique Bergen