Christian HUBIN, L’in-temps, Étoile des limites, 2020, 75 p., 14 €, ISBN : 978-2-905573-21-6
Le poème hubinien se développe autour d’un sans lieu qui n’est peut-être, pour citer Fernand Verhesen évoquant son expérience de la traduction, « que le rien central dans le silence duquel tout se crée et autour duquel le poète répond à un appel. Cet inviolable espace intérieur, avec sa lisière de mots (…)» [1]. C’est à partir de ce lieu-là que commencent à penser ceux-ci : « à l’écoute de ce ‘rien’, de ce «’silence’, on perçoit à son tour et comme en écho, l’appel de ce qui n’est pas dit, l’appel du ‘muet’ »[2]. Pour Michaël Bishop, cette œuvre nous plonge au cœur même de l’énigme, non pas « pour jouer en morcelant, pour lancer le défi (…) d’un puzzle à décoder. On est dans ‘cela’ qui résiste à la nomination, aux gestes de stabilisation, dans ‘cela’ qui refuse de fonctionner selon les normes du rationalisable, du conceptualisable (…). Toutes les lois de la physique, comme de la métaphysique, plongées dans un désordre qui, pourtant, semble appartenir à l’être, en offrir la face terrible, extraordinaire, le désastre et le dés-être (…). L’éclat de ce que l’on croyait peut-être connaître, tout à coup volé en éclats »[3].
L’in-temps poursuit cette méditation sur la langue — « On perçoit sa pente à des chutes, des enrouements », la parole — « veuve. Suspecte. Jusqu’où ? », le poème — « où le désert même écoute ». Utilisant dans le titre un préfixe privatif (in) servant à former un antonyme de substantif (temps), le poète désigne une entité qui n’est ni quantifiable (le temps) ni son contraire (le non temps). Faisant éclater la forme au profit d’une question réitérée et sans réponse autre que cet ombilic indicible, déployant une méditation ouverte sur le sens même de l’écriture, Hubin mêle laps grammaticaux, éclairs de conscience ou prescience, observations féroces, lectures et analyses en un matériau verbal diffracté où son expérience poétique personnelle dialogue avec celle de Gracq, Tellermann, Munier, Ancet ou Du Bouchet, Artaud, Juarroz, Novarina et Pierre-Albert Jourdan… « Aussi loin que possible de Mallarmé, / entre clystères d’azur et strabisme du Soi. » Mais « Aussi près que possible de Jankélévitch / méditant Fauré, les cathares d’Ariège». Et de la leçon de Rimbaud. Et des œuvres musicales « étreignant entre silences » : Dufay, Xénakis, Gesualdo. Cette œuvre s’adosse à la croyance, selon Maria Zambrano[4], en la substantialité de la poésie, en sa solitude, en son indépendance, impliquant désormais une éthique. Le monisme auquel Hubin est sensible fait que le poète se tient toujours au bord. À un passage de ligne : le corps, la nature, l’esprit, le paysage, le détritus et l’osmose ne peuvent être envisagés séparément. On ne s’illusionne pas sur le concept ou sur l’identité, sécants : « A-t-on, au moins une fois, giflé son semblant d’être ? ». D’ailleurs, « Avoir en soi un sacré n’implique pas qu’on s’en croie le dépôt. Plutôt le contraire ». Et « De la question même, qu’entendre ? ». « À celle du Graal, récurrente, autrement hantée, l’œuvre entière exclut qu’on réponde — doctrine(s), théories, idéologies : théologie qui s’installe ou « décodage » qui s’en va », dit-il, réfléchissant à l’œuvre de Gracq. Dès lors, « le poème : sa constante esquive ; son agonistique in vitro. Pressentant par détails. Par seul. Muet ».
C’est à une leçon réflexive et active de poésie que nous invite une fois de plus Hubin : l’irréductible sauvagerie de la parole — Rimbaud encore : J’ai seul la clé de cette parade sauvage — ne peut être encagée, ni dans des performances, des « écrans-Kleenex », une « littérature comme brevet d’intégration. Sa promotion, son cancer-médias (…) », un « omni-cyber-rut », à de la poésie « en gélules interchangeables », à de la représentation. Elle renvoie à « La taie obscure ou translucide qu’a longtemps fixée Plotin, rétif aux rites comme aux dogmes — en contemplatif sans oracles de l’esprit seul vers lui seul » ou à « La fibre d’entre le langage. La cécité d’Héraclite ». Et si notre époque est décidément une terre gaste, c’est la neige encore que le poète convoque comme souvent. Non pas celle « de la Chandeleur — À cygne, à bibeloteries ». Mais celle qui désigne la pureté native, inatteignable, cette « (…) voix qui fait taire, appelle, attend. La même, la brève des cavités. Où touchant à pas, à griffes (…) Où falt la geste que (…) déclinet. Où à langue seule. Où il neige ». Dans l’intériorité elle-même sourd une lucidité et — une espérance ? Cette beauté, comme ruinée, de la langue, ce sens de l’écriture : l’humilité et l’irréductible sans trahir.
Éric Brogniet
[1] Fernand Verhesen, A la lisière des mots, Lettre volée, 2003, p. 10-11.
[2] Ibid.
[3] Michael Bishop, Dystopie et poïein, agnose et reconnaissance : seize études sur la poésie française et francophone contemporaine, Rodopi, 2014.
[4] Maria Zambrano, Philosophie et poésie, Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet, Corti, Coll. « En lisant en écrivant », 2003, p. 114-115.