Captures cristallines

Un coup de cœur du Carnet

Véronique BERGEN, Marie-Jo Lafontaine. Tout ange est terrible, Lettre volée, 2020, 26 €, ISBN : 978-2-87317-565-8

bergen mari-jo lafontaine« À l’heure où, saturé d’images aveugles, le monde se vomit sur lui-même », à l’ère des pullulants et pusillanimes discours sur la « mort de l’art », rarement assiste-t-on au déploiement d’une œuvre consistante qui s’écarte de la mode actuelle – mode très reconnaissable en ce qu’elle est notamment constituée de « nano-cyberfictions », souvent accompagnées de paratextes hyperthéoriques qui ne sont que le pendant hirsute des hashtag autosuffisants et creux. À l’instar de l’artiste Marie-Jo Lafontaine, loin des « thèses qui font de l’art une tribune », Véronique Bergen consacre un puissant essai, sagace et passionnant, aux travaux de l’artiste. L’écrivaine fait émerger le souffle éminemment vital qui irrigue les créations de Marie-Jo Lafontaine ; celui-ci puise et s’inscrit dans le mouvement même de la matière plutôt que dans le territoire de l’abstraction et du simulacre.

Placé sous l’égide du vers rilkéen « Tout ange est terrible », cet essai publié à La lettre volée plonge dans les profondeurs des créations de Marie-Jo Lafontaine depuis ses débuts, situés vers le milieu des années 70. Cette œuvre vaste, dont la pluralité des mediums et des thématiques abordées témoigne déjà d’un refus de l’univocité tyrannique et d’un décloisonnement des disciplines, réunit autant des œuvres plastiques que des installations ou des films. Songeons, pour n’en citer que quelques-uns, à La batteuse de Palplanche (1979), La marie-salope (1980), Les secrets d’alcôve (1986), I love the world (2006), Kontrol Station (2008), Babylon Babies (2001), Troubled Water (2013).

Selon un mouvement de capture, Véronique Bergen sonde et met au jour les diverses strates impliquées dans de nombreuses œuvres de Marie-Jo Lafontaine. Elle insiste sur leur « genèse complexe ». Cette genèse, devenant « cristallogenèse », est toujours mise en tension avec les forces du dehors ; elle intercepte autant un « précurseur sombre » qu’elle interroge l’avenir. En cela, Véronique Bergen situe les créations de Marie-Jo Lafontaine « à la croisée du visionnaire et du poétique ».

Si la singularité de chacune des œuvres est radiographiée par la juste et flamboyante ekphrasis de Véronique Bergen, l’écrivaine montre également que l’appréhension globale des travaux de Marie-Jo Lafontaine par le prisme des quatre éléments est féconde. En effet, Marie-Jo Lafontaine déploie un « art organique », « météorologique » qui ausculte les atmosphères et les forces en présence, qu’elle insuffle dans les images qu’elle sculpte au travers d’une « grammaire visuelle inédite ». Celles-ci interrogent tant les « convulsions du monde contemporain » que les « invariants anthropologiques ».

« Comment peindre dans l’après de la peinture, en traversant son histoire, en ne renonçant pas au geste pictural ? », « comment continuer à habiter un corps individuel mais aussi collectif qui se machinise ? ». Autant de questionnements reliés par un fil rouge, prenant cours au sein de la question de la sensation, que Véronique Bergen identifie comme l’une des interrogations majeures que Marie-Jo Lafontaine pose à son époque, à son passé et à son avenir. Elle lie la métaphysique de l’artiste à sa physiologie, en décelant des « correspondances magiques » entre ses œuvres et son œil – correspondances que laissent pressentir son « regard félin » et un leitmotiv récurrent de son travail, l’enfance.

« Tout ange est terrible » car animé d’une indépendance aussi implacable que libérée des formatages, d’une forme de douce cruauté qui n’est que l’envers d’un retour à l’organique qu’il appelle de ses vœux. Comme Marie-Jo Lafontaine, comme Véronique Bergen, il porte un désir puissant, il est tendu par une volonté farouche de penser depuis le sensible et de s’incarner avant tout dans la sensation. Tout ange est le cristal de la terre.

Charline Lambert