Chercher une autre vision du réel

Marc PIRLET, Le photographe suivi de Derrière la porte, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 220 p., 9 €, ISBN : 9782875685421

pirlet le photographe« J’ai réalisé […] que mon père avait une conscience, une vie intellectuelle, et qu’il avait cherché à comprendre le monde autour de lui, à l’appréhender, à le faire sien, avec une constance dans l’effort dont témoignent les milliers de photographies qu’il m’a laissées et qui, avec la petite maison, constituèrent l’essentiel de mon héritage. » Telle est la découverte, banale et déconcertante, que le narrateur du Photographe fait à la mort de celui qui est resté un mystère à ses yeux. Très tôt orphelin de mère, Christian a côtoyé son père Franz dans un tête-à-tête silencieux pendant une dizaine d’années. Ces deux êtres, intriqués dans une histoire familiale où les « peu-dits » mythifiaient les absents et séparaient les présents, ont vécu sous le même toit dans un calme indifférent, une méconnaissance résignée. Leur quotidien se déroulait avec peu de contacts (entre eux mais aussi avec l’extérieur) sans qu’aucune souffrance cuisante ne jaillisse pour autant : chacun vaquait à ses obligations et à ses occupations sans heurts ni spontanéité, et respectait certains rituels (comme le cérémonial de la lecture à haute voix, l’ivresse mensuelle et les balades photographiques dans le quartier populaire de Sainte-Marguerite). À sa majorité, le narrateur quitte le domicile partagé et l’éloignement physique se greffe à la distance émotionnelle, jusqu’à ce que la santé vacillante de Franz établisse un autre équilibre entre eux.

Dans une narration linéaire et fragmentée en trois moments distincts, Marc Pirlet relate sobrement l’incommunicabilité, le manque d’éclat des jours, la tendresse tue. À travers une langue à l’émotion contenue, il met en scène la révélation qu’un fils peut avoir de la profondeur de l’intériorité de son parent, qui ouvre à des questions sans réponses mais aussi à la densification d’un lien distendu et désormais manquant. C’est l’art, et plus singulièrement la photographie de rue, qui se fait point de recul et pont de filiation.

« Le thème de la rupture m’obsède, je cherche toujours à saisir dans la vie des autres l’instant où ce qui paraissait impossible devient soudain possible ». Cette préoccupation de Christian se révèle un fil de lecture pour entamer le deuxième roman composant l’ouvrage paru dans la collection « Espace Nord ». Dans Derrière la porte, même quartier liégeois d’immigration, même figure de solitude, même ton confidentiel, mais une dynamique qui diffère : ici, il existe une intrigue, un point de bascule, à savoir la rencontre de Laurent, un célibataire désœuvré « qui vit sans savoir pourquoi », avec Louise, une jeune femme recluse dans les marges. Fragile, pâle et presque transparente, elle attire l’attention de son voisin qui se sent investi d’une mission irrépressible : s’immiscer dans son existence, découvrir qui elle est et veiller sur elle. Une relation ambigüe, tout en projections, s’installe entre eux, tendue par le désir trouble et intime d’un homme en quête de sens et d’une âme à sauver. Là encore, l’écriture sobre de Marc Pirlet produit un effet inédit en créant une atmosphère étrangement oppressante. Dans sa postface à la réédition, Laurent Moosen conclut par ces mots significatifs : « Avec Le photographe et Derrière la porte, Marc Pirlet donne à lire deux possibles dans les relations que nous entretenons à l’égard d’autrui et du monde », rappelant la tentation d’une « autre vision du réel »…

Samia Hammami