Dépression au-dessus du dessin

Benjamin MONTI, Rupture (fragments), La 5e couche et IMAGEs, 2021, 130 p., 20 €, ISBN : 978-2-39008-071-8

monti rupture fragmentsVoici deux bandes dessinées où s’insère un essai, tels trois livres en un.

Livre 1 : la rupture. Sous la forme d’un long strip de 56 pages, deux grandes vignettes par page, deux cases par vignette, Benjamin Monti raconte en noir et blanc et par fragments intimes, la rupture dont il ne se relève pas. D’entrée, la question d’un bébé vient rompre l’équilibre du couple et bien que ce soit une erreur d’étiquettes, l’amour a basculé : il n’y  aura ni bébé ni avortement mais désaccords. Une dialogie, telle que développée par le théoricien Bakhtine dans Problème de la poétique de Dostoïevski, s’entame alors entre elle et lui, en lui, en elle, par des discours internes, mais aussi formellement entre les deux cases de chaque vignette.

Celle du dessous est noire d’encre remplie rageusement, dont il reste un chaos de particules blanches qui semblent bourdonner d’une infernale souffrance ; où l’amour se rature de colère. La case du dessus raconte, souvent textuellement, les fortes émotions, sensations et vaines tentations de réconciliation, l’attente et ses prolongations ; la déperdition. Donc l’absence aussi d’inspiration de l’artiste qui se morfond, s’auto-dénigre, se hait et hachure les visages, les anonymise et dès lors universalise son propos désamoureux et l’irréfragable solitude qui s’ensuit. La distorsion de la narration qui hoquette par l’intercalation de moments annexes et adjoints exprime la perte du fil, de l’esprit, de l’espoir. Au secours !

Livre 2 : l’essai de Jean-Charles Andrieu de Levis, Ratures & narration syncopée, dix pages. Insertion pour interlude, pour transition ? C’est une marque de fabrique de la maison d’édition que d’associer un essai commentant directement l’œuvre livrée. Dans les autres titres, il est glissé dans la couverture. Ici, il fait corps à la reliure et s’imprime sur des pages roses comme la couverture. Féru, docte et phraséologique, ce texte touche un public précis, spécialiste, mais il espère aussi l’élargir à l’analyse. Il risque cependant, pour d’autres lecteurs, l’interruption voire l’intrusion au sein de la BD qu’il décrit, déconstruit, décortique, certes éclaire et qui loue l’auteur. Soit une démarche antinomique et par là inventive, très appréciable donc ; pas mal audacieuse en fait.

Livre 3 : les lendemains de rupture. Sur 50 nouvelles pages et d’un même humus d’encre noire aux cases inférieures, la chute amoureuse conduit à la concentration éperdue pour le quotidien. Le dentiste, les courses, les comptes, des projets de projets, des études et des essais, des commentaires idiots de a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, des amis vraiment ? La remise en désordre parmi son groupe de travail, de sa motivation, de son individu, de tout et de tous, puis encore des essais d’études de projets de dessins ; et voilà !

Ce livre est au final un condensé dépressionnaire et un admirable sauvetage : Rupture (fragments) est l’aboutissement d’une œuvre inassouvie et longtemps abandonnée parce qu’elle broyait son auteur plus qu’elle ne le sauvait. Elle l’enfonçait en douceur, le noyait en torpeur dans les noirceurs de son errance folle que figure cette omniprésente case inférieure, pleine de ténèbres répétées tout du long du livre. Salope ! Crétin ! L’amour est un scandale.

Tito Dupret