Paul WILLEMS, L’herbe qui tremble, Préface de Paul Emond, Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, 2021, 176 p., 18 €, ISBN : 978-2-8032-0059-7
Restons ces éternels errants des frontières pour qui le monde n’est pas une apparence qui cache une autre réalité, mais le spectacle immense, cruel et merveilleux de l’instant. Continuons à essayer de le chanter sans jamais y arriver : ces mots sont la conclusion d’une communication de Paul Willems à la séance du 12 décembre 1981 de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Elle éclaire l’art d’écrire d’un écrivain majeur de l’après-guerre en Belgique francophone, d’un prosateur et d’un dramaturge dont la langue aérienne, poétique, parfois ironique, semble constamment chercher une issue positive aux conflits implacables qui font l’histoire humaine. Bien entendu, quand je parle de l’instant, il ne s’agit pas du fait divers qui meurt en naissant, mais de l’instant où le monde semble offrir l’éternité. C’est la mer mêlée au néant. La merveilleuse mer, le merveilleux néant, y confie-t-il.
Dans sa préface à la réédition de ce deuxième jalon de l’œuvre de Willems, Paul Emond signale qu’il forme avec Tout est réel ici, Blessures et La chronique du cygne « l’ensemble romanesque par lequel entre en littérature celui qui, à partir de 1949, va devenir le merveilleux auteur dramatique que l’on sait ». L’herbe qui tremble (1942) est un texte significatif pour la compréhension des thèmes de l’œuvre willemsienne qui, dans sa forme, est loin de la continuité narrative qui caractérise la plupart du temps la fiction romanesque. Éduqué dès son enfance par la lecture du Télémaque de Fénelon, comme le fut sa mère, la romancière Marie Gevers, Paul Willems a été fortement marqué par les contes de Grimm et d’Andersen. L’influence du paysage et de la nature, du Bas-Escaut, du domaine familial de Missembourg, de la mer et des voyages fréquents qu’il effectua donne naissance à un réservoir de sensations, d’images et une perception phénoménologique du vivant : plantes, météorologies diverses, animaux ou psychologie humaine.
Sa méditation sur la vie et sa perception du monde s’expriment dans une langue intelligente et limpide, parfois proche ici de celle d’un Robert Walser. Ses merveilleuses descriptions de la nature n’ont rien à envier à celles d’un Adalbert Stifter. Clé de voûte de l’imaginaire willemsien, récit primitif au cœur de son écriture, L’herbe qui tremble est fait de plusieurs récits imbriqués où le narrateur scrute les liens affectifs entre des hommes et des femmes, pour la plupart jeunes, en une sorte de fable de la création du monde et de la recherche du paradis perdu. Du couple originel d’Adam et Ève, il passe aux diverses relations qui unissent plusieurs personnages, lui-même y compris, en différentes contrées, au cours de divers voyages à travers l’Europe, en une longue méditation diffractée sur le réel et la réalité, la cruauté ou l’insignifiance du monde, la recherche poétique de l’origine.
Plusieurs champs métaphoriques sont convoqués. L’unité originelle est représentée par une tasse de porcelaine très fine, bleutée, dont un accident a répandu partout des éclats, des débris, qui parfois sont aussi vastes que des paysages entiers. À la foudre qui émietta l’unité d’un monde à peine créé, métaphore d’une catastrophe initiale, Willems fait répondre le coup de foudre amoureux, qui bouleverse et oriente les destins individuels. Comme si aimer était, avec l’écriture, le voyage et la mer, des moyens de déjouer à la fois notre damnation du paradis terrestre et le seul moyen de rompre avec une réalité prosaïque pour retrouver le sens de l’émerveillement des origines.
L’orage, le torrent, la mer, ou l’élément liquide, indiquent l’énormité, la totalité, la divinité, la catastrophe, le fatum. La forêt, la terre, la ville, la maison, les ruines, éléments solides, sont au contraire le lieu du bornage, du viable à la mesure de la fragilité humaine. La neige, la lumière, les ciels, le vent et les météorologies, les voyages et les déplacements sont ici des éléments aériens, disant le flux de la vie, qui donnent une profondeur aux métamorphoses affectives de l’être humain.
Chez Paul Willems, la pureté idéale s’élève jusqu’au sublime ou s’effondre dans le tragique. Le désir, le néant et la poésie sont au cœur de cette œuvre, qui, dans ce récit fabuleux et diffracté, parle de « la quête, en ce monde actuel de plus en plus morne, prosaïque et minéral, des débris de paradis qui le parsèment encore et qui témoignent, ne serait-ce qu’un instant, de la beauté mythique et de l’énergie des origines » (Paul Emond). Car nous sommes formés de richesses transparentes et impalpables.
Éric Brogniet