Michel HELLAS, Taklamakan, Murmure des soirs, 2021, 352 p., 22 €, ISBN : 978-2-93065-771-4
Taklamakan ? Le titre interpelle, l’objet-livre creuse l’interrogation (épais, lignes serrées, couverture exotique), les phrases initiales précipitent au côté d’un narrateur emmitouflé dans un sac de couchage au sortir d’une tempête de sable :
Comme chaque matin, la magie de ce paysage m’émerveille : toutes ces dunes s’entremêlent et se chevauchent ; elles se surmontent et s’engloutissent l’une l’autre. Leurs lignes de crête, comme un gigantesque réseau d’aiguillages à l’approche d’une gare de grande ville (…).
Les confins du pays ouïghour, ce fragment de Chine qui pose tant de problèmes à ses dirigeants (et aux droits de l’homme), une oasis en bordure du Taklamakan, « le désert d’où on ne revient jamais ». Une équipe scientifique effectue des fouilles importantes, ses membres mus par des motivations différentes. Les plus dogmatiques espèrent mettre à jour « une caserne chinoise placée à l’extrême ouest de l’empire du Milieu » ; le professeur Song, plus romantique, les traces d’une école bouddhiste dissidente décrite par un voyageur intrépide du 7e siècle ; Marc Debruyn, le seul étranger du groupe, un jeune linguiste belge élu pour son expertise ou ses racines (mère chinoise et connaissance du mandarin), la résurrection des mystérieux Tokhariens, un peuple européen installé dans la région durant des millénaires puis évaporé.
Les premières pages, bien écrites, narrées de manière fluide malgré la hauteur des propos, installent dans une atmosphère digne des aventures d’Howard Carter. Un parfum de Toutankhamon glisse dans l’air. L’attente, les enjeux, les manigances possibles… Et, de fait, il y a découverte. Exceptionnelle !
Coup de volant brusque de Michel Hellas ! Qui nous ramène en Europe, en Belgique, à Louvain-la-Neuve, dans la foulée d’un jeune Américain, Wayne Dow. Juriste pour une firme pharmaceutique sise, curieusement, à portée de fusil du bureau universitaire de Debruyn, il doit gérer un dossier épineux, la mise au point d’une molécule révolutionnaire. Les essais sont désastreux, les cobayes humains présentent des troubles comportementaux sévères, en rapport avec la soumission à une autorité. Or Dow est un agent infiltré de la CIA, chargé de recruter un collègue aux dérives islamistes. Il transmet un rapport d’échec mais mentionne en marge l’abandon du médicament.
Nouveau bond narratif ! Double. Dans le temps et l’espace. Un an plus tard, nous voilà aux États-Unis, dans l’univers des marines. L’armée a récupéré la molécule écartée mais l’expérience dérape. Lourdement. Parmi les jeunes recrues testées, dévorées désormais par l’obsession de capter toutes les attentions, Chloé n’accepte pas son sort. Ayant entendu parler des exhumations du Taklamakan, d’un don d’ubiquité prêté à ses anciens moines, elle va fuir vers l’Europe et croiser le jeune linguiste qui a popularisé l’expédition. Mais Wayne Dow la prend en filature…
Les trois fils convergent. L’intrigue, savamment orchestrée, va se déployer, des allures de thriller, tout ce petit monde se diriger vers le désert ouïghour, ses énigmes d’hier et d’aujourd’hui. Les Tokhariens ont-ils migré vers une vallée perdue ? La 19e école a-t-elle survécu ? La molécule a-t-elle à voir avec une potion ancestrale orientale ? La Chine et les États-Unis vont-ils s’affronter ?
Un bémol s’insinue en cours de lecture : l’action est parfois davantage restituée que vécue de plain-pied, les protagonistes ressassent un peu trop les mêmes pensées. Mais la force du livre réside dans les thèmes percutants faufilés entre les scènes. Didactiques : les Tokhariens et la 19e école du bouddhisme. Identitaires : nos héros, métissés, déchirés, se cherchent désespérément un futur tout en étant amarrés à des forces issues du passé ou à des dérives très actuelles (l’hyper-narcissisme à l’œuvre sur les réseaux sociaux). Analytiques : les grandes quêtes (engagement pour une nation, la résurrection d’un peuple, etc.) s’avèrent généralement l’élargissement d’une problématique personnelle originelle.
In fine, Michel Hellas, dans Taklamakan, anime surtout une quête de l’adéquation, et du bonheur donc. Comment réussir à harmoniser nos identités multiples ? Comment surmonter les sentiments ravageurs de la perte (mise en abyme à travers l’estompement de l’euphorie de la découverte) ou de la limite ? Comment se fondre dans un collectif (couple, famille, nation, corporation) et s’affirmer individuellement, exister hors soi et en soi ?
Philippe Remy-Wilkin