Archives par étiquette : Chine

Cœur et corps à l’ouvrage

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Selfie de Chine, Midis de la poésie, 86 p., 12 €, ISBN : 978-2-931054-07-9

wery selfie de chineDe son propre aveu, l’une des fonctions du “taff d’écrivaine” d’Isabelle Wéry est de “sculpter des images pour autrui”. Sculpter, on le fait avec les mains, mais aussi avec la langue : sculpter des mots implique la collaboration active du corps et du cœur, qui parvient à donner vie à cette Chine presqu’irréelle, tant elle est éloignée des quotidiens occidentaux. Et pourtant, le petit livre d’Isabelle Wéry est aux antipodes d’un Orient fantasmé : c’est dans la Chine bien réelle et son désordre organisé que plonge ce sino-selfie, dans un tourbillon ardent que répercutent les thèmes, les registres, les formes de discours qui s’y trouvent brassés. Prose poétique, cadavre exquis et tentatives mandarines, franglais, onomatopées et borborygmes mêlés de voyelles décuplées et d’une ponctuation erratique se passent le relais pour un résultat chaotiquo-extatique. Continuer la lecture

Retour vers le futur

Michel HELLAS, Taklamakan, Murmure des soirs, 2021, 352 p., 22 €, ISBN : 978-2-93065-771-4

hellas taklamakanTaklamakan ? Le titre interpelle, l’objet-livre creuse l’interrogation (épais, lignes serrées, couverture exotique), les phrases initiales précipitent au côté d’un narrateur emmitouflé dans un sac de couchage au sortir d’une tempête de sable :

Comme chaque matin, la magie de ce paysage m’émerveille : toutes ces dunes s’entremêlent et se chevauchent ; elles se surmontent et s’engloutissent l’une l’autre. Leurs lignes de crête, comme un gigantesque réseau d’aiguillages à l’approche d’une gare de grande ville (…).  Continuer la lecture

Au-delà de la Chine

Anne ROTHSCHILD, Au pays des osmanthus, Frontispice de Sylvie Wuarin, Taillis Pré, coll. « Essais et témoignages », 2020, 96 p., 14 €, ISBN : 978-2-87450-171-5

rotschild au pays des osmanthusLe nouveau livre d’Anne Rothschild relève d’un genre que, en notre époque de mondialisme instantané, on pouvait croire un peu oublié : le récit de voyage. Il relate le périple effectué dans le sud de la Chine en septembre 2018 par l’écrivaine-artiste et une amie, sans doute Sylvie Wuarin dont un beau dessin fait seuil au volume. On devine d’emblée le risque d’un tel projet, accru par l’ignorance de la langue locale et le recours à une interprète : « acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus » (R. Barthes, L’empire des signes). A. Rothschild y échappe-t-elle ? Un premier niveau du texte, le journal d’une touriste européenne, est nourri d’anecdotes, d’observations, d’échanges aimables mais sommaires avec les autochtones. Partout l’eau est présente : pluie, rivières, nuages, lacs, à quoi se conjuguent étroitement le monde végétal – rizières, bambous, lotus – et l’insistant motif de l’horizon montagneux. Un modèle familier assure la cohérence des notations : celui du « paysage », de la « vue » pittoresque. Proche de l’imagerie chinoise traditionnelle, le réseau des notations visuelles présente en effet un aspect quasi « pictorialiste », comme le genre photographique bien connu : « je marche dans des estampes / où passe parfois la figure d’un mandarin. » S’y entremêlent des touches olfactives et gustatives plus sensuelles : le parfum entêtant de l’osmanthus, celui du camphrier, les victuailles odorantes et colorées sur les étals des marchés, et surtout les repas aux subtiles combinaisons sucré-salé, aigre-doux, chaud-froid… Continuer la lecture

Un unisson improbable et poignant

Catherine BLANJEAN, Liu Xia. Lettres à une femme interdite, Éditions François Bourin, 2018, 144 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 979-1025204054

Écrire à quelqu’un qu’on ne connaît pas, qu’on ne rencontrera probablement jamais, mais dont la pensée vous habite, dont l’existence recluse, étroitement surveillée, au bout du monde, vous hante.

Son nom ? Liu Xia, artiste, poète, photographe, assignée à résidence dans son appartement à Pékin, depuis bientôt dix ans.

Son crime ? Être l’épouse de Liu Xiaobo, intellectuel engagé dans un combat – toujours pacifique – en faveur de la démocratie dans son pays (même si elle ne participe pas à ses engagements politiques), condamné en 2009 à onze ans de détention, qui a reçu en prison le prix Nobel de la Paix, l’an 2010. Continuer la lecture

Une unique pousse par foyer

Cécile MOUVET, Étendre ses branches sur le monde, Lansman, 2018, 40 p., 10€, ISBN : 978-2-8071-0194-4

Deux êtres s’aiment, s’enlacent, veulent fonder une famille. Un jour, on plante une graine dans le cocon familial. Quelques mois plus tard, naît le fruit de leur amour. D’autres pousses veulent également voir le jour, se bousculent dans le ventre de la terre, essaient de sortir leurs petites racines. Mais les Élagueurs ne voient pas leur venue d’un très bon œil. Trop de « mauvaises herbes » détruiraient tout. Il n’y aura pas assez d’eau pour toutes les nourrir. Une seule pousse par foyer, c’est tout ! Mais deux êtres s’aiment toujours et continuent de s’enlacer. Une nouvelle graine est plantée… Continuer la lecture

Simon Leys ou Pierre Ryckmans ?

Simon LEYS, La Chine, la mer, la littérature, Essais choisis par Jean-Luc Outers et Pierre Piret, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 377 p., 9.50 €, ISBN :  978-2-87568-250-5

leys la chine la mer la litteratureL’érudition, la subtilité et la vivacité du sinologue Pierre Ryckmans font des textes réédités, préfacés et postfacés par Jean-Luc Outers et Pierre Piret sous le titre La Chine, la mer et la littérature une chance pour quiconque cherche à s’initier à l’immense civilisation chinoise. Ainsi, dès les premières pages, deux traits méconnus nous en sont livrés et surtout expliqués : la « monumentale absence du passé » qui se constate dans le peu de bâtiments anciens subsistants, d’une part, et, de l’autre, la calligraphie en tant qu’« art suprême aux yeux des Chinois ». Les deux correspondent à leur conviction que la pérennité spirituelle appartient à l’écrit transmissible et métamorphosable, jusqu’aux « faux » copiés au fil des siècles, bien plus qu’à la pierre aussi orgueilleuse que soumise aux ruines du temps. La récurrence des pratiques iconoclastes dans l’histoire de la Chine, y compris sous l’action des Gardes rouges dans les années soixante du XXe siècle, en reçoit un éclairage inattendu. De même, approchant « Poésie et peinture », Ryckmans met en exergue « les vertus du vide » qui s’échangent de l’une à l’autre, blanc, silence, non-dit, ellipse du verbe, absence du sujet, et qui répondent à l’idéal du qi (esprit, souffle, énergie…), « concept central de la théorie esthétique » pour manifester la « communion avec l’univers ». Exemple splendide, ces vers de Ma Zhiyuan : Continuer la lecture

Les aventures d’un acupuncteur belge en Chine

François BEYENS, La Dame de Suzhou, Murmure des soirs, 2017, 460 p., 22€, ISBN : 978-2-930657-37-0

beyens la dame de suzhou.gifMédecin acupuncteur formé en Chine, maîtrisant le mandarin, Gilles est un fervent admirateur de la civilisation chinoise. Il arrive à Suzhou dont il désire revoir les célèbres jardins. Mais autre chose motive son voyage : « Jusqu’ici ma vie avait été si rectiligne. Avant il y avait le Gilles que je connaissais. Après il y eut une ascension, une évolution accélérée, vers un autre moi, un autre Gilles, une autre vie ». Continuer la lecture

Écriture, lune de miel, et autres abeilles

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Philippe TOUSSAINT, Made in China, Paris, Minuit, 2017, 188 p., 15 €/ ePub : 10.99 €, ISBN : 9782707343796

toussaint made in chinaDans Made in China, entre roman, fiction et réalité, l’auteur de Football retrace ses tribulations de tournage dans l’ancien Empire du Milieu.

On avait laissé Jean-Philippe Toussaint nous dévoiler, durant l’été 2015, une robe toute en miel, portée par une mannequin lors d’un défilé de mode, et poursuivie par un essaim d’abeilles : son court-métrage The Honey Dress, réalisé en Chine à partir d’un épisode de son roman Nue, était alors présenté à Bozar, durant l’exposition « Les Belges. Une histoire de mode inattendue ». Lorsqu’on a proposé à Jean-Philippe Toussaint d’effectuer un premier voyage en Chine, et qu’on lui a demandé quelles étaient ses conditions, l’écrivain et réalisateur n’en n’a formulé qu’une : « Rester longtemps. » C’est sans doute pour cela que, depuis le début du 21e siècle, et bien avant The Honey Dress, il s’est rendu à plusieurs reprises à Pékin, à Shanghai, à Guangzhou, à Changsha, à Nankin, à Kunming, à Lijiang. Et qu’il est revenu encore à Guangzhou. Nous qui ignorons beaucoup de choses sur la Chine (vous avez une idée des distances séparant ces mégapoles, vous?) et notamment de ce qu’il en est là-bas du monde de l’édition (pour ne s’en tenir qu’au mandarin), nous n’imaginions pas qu’il y ait eu pratiquement à chaque fois derrière ces voyages, son éditeur chinois (accessoirement aussi, celui de Beckett et de Robbe-Grillet). À la fois homme de lettres, professeur aux Beaux-Arts, directeur d’un centre d’art, peintre estimé, Chen Tong, c’est son nom, est également chef d’entreprises en tout genre, producteur de films, et le “leader of the gang” de quelques jeunes Cantonais qui gravitent dans son orbite et ses affaires, là où le commerce et les arts ont souvent partie liée. Continuer la lecture

Blues et tango à Hong Kong

Alain BERENBOOM, Hong Kong blues, Genèse, 2017, 317 p., 23,50 €/ePub : 14.99 €   ISBN : 9791094689028

berenboomSituation particulièrement inconfortable que celle de l’écrivain et journaliste français Marcus Deschanel, retenu à Hong Kong parce que le passeport qu’on lui avait volé a été retrouvé dans le sac d’une jeune femme assassinée. La police semble privilégier la thèse de son implication dans l’assassinat. Une lueur d’espoir survient lorsqu’intervient Patricia (au nom chinois imprononçable). La relation entre eux est ambiguë, Marcus ne pouvant s’empêcher de jouer le Don Juan. Et puis Patricia disparaît. Et Marcus va être inculpé et incarcéré. Mais… de rebondissements en rebondissements, l’affaire se complique. Surtout, les pièges « byzantins » et les manipulations se multiplient, les masques tombent les uns après les autres, dans un sens comme dans l’autre (les amis ne le sont peut-être pas tant que ça, et ceux qui paraissent les « ennemis » ne sont peut-être pas hostiles). Les certitudes vacillent et les scénarios et hypothèses du Français ne sont pas aussi délirants qu’ils le paraissent. Quel est le degré de duplicité de chacun des personnages ? Marcus a toutes les peines du monde à (sur)vivre dans ce jeu de vrais et de faux semblants. D’autant que c’est un personnage douteux qui lui donne les clés de compréhension de sa situation et lui permet de s’en sortir. Continuer la lecture

Les vies nouvelles de Simon Leys

Un coup de coeur du Carnet

Philippe PAQUET, Simon Leys, Navigateur entre les mondes, Paris, Gallimard, 2016, 672 p., 25€/ePub : 17.99€

paquetEn 1992, dans son discours de réception à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, où il allait occuper le fauteuil de Georges Simenon, Simon Leys rappelait que « Samuel Johnson estimait que l’on ne peut entreprendre de raconter la vie d’un homme si l’on n’a pas mangé et bu en sa compagnie. ». La biographie  que lui consacre Philippe Paquet en est une belle preuve. La convivialité – et la complicité de Hanfang, l’épouse de l’écrivain – lui a permis d’entamer ses recherches sans en avoir l’air, sans prévenir l’intéressé. Continuer la lecture