À toutes les Léonie

Aurélie GIUSTIZIA, Vent debout, Cent mille milliards, 2021, 162 p., 15 €, ISBN : 978-2-85071-173-2

giustizia vent deboutLa rentrée littéraire de septembre 2021 contenait son lot de surprises, parmi lesquelles le premier roman d’Aurélie Giustizia. Un livre garanti par son éditeur « zéro retour, zéro stock, zéro pilon, zéro indisponibilité » grâce au choix de l’impression à la demande. Une faible empreinte carbone, pour un texte qui ne manque pourtant ni de noirceur ni de flamme.

Vent debout est un livre en tout point dressé : contre la vie, contre la mort, contre la normalité, contre les injustices, et surtout contre l’aveuglement. Quelques éléments significatifs, sur lesquels s’ouvre le roman, donnent corps à un personnage marqué par une clairvoyance qui paraît tant métaphorique que physiologique.

Il s’agit d’abord d’un regard, celui de Léonie lors de ses premiers jours à la maternité, dont les yeux noirs absorbent toute forme de lumière autour d’eux et démoralisent aussitôt ceux qui s’abandonnent à y plonger. Laissée-pour-compte par sa mère à la naissance, et bientôt par les parents adoptants qui se succèdent à la pouponnière, elle trouvera l’hospitalité sur le tard, auprès d’un couple d’aveugles.

Au terme d’une petite enfance marginale, Léonie se montrera relativement imperméable à la tentative d’éducation de ses parents adoptifs. Affichant une indépendance presque absolue, une médiocrité revendiquée, voire un certain sadisme, la jeune fille grandissant à la campagne, dans un village du nord, semble trop bien et trop vite comprendre les lieux communs d’un monde auquel tout l’oppose.

Grâce à toutes ces expériences, mes aptitudes à soupeser le monde étaient au point. J’étais devenue apte à sentir le vent tourner bien avant que son jupon ne se soulève alors, le soir de mes dix-huit ans, j’ai pris les billets, les bagues, les bracelets et les téléphones. J’ai ouvert tous les robinets et j’ai couru jusqu’à la ville, aussi loin que j’ai pu.

À ce semblant d’enfance succédera un semblant de vie d’adulte. Stoïque, l’esprit de Léonie décortique avec une fantaisie mêlée de cynisme la société qui l’entoure, ses travers et ses raccourcis, qu’elle ne se prive pas d’emprunter — par exemple en offrant son corps à ceux qui le demandent. La narratrice du monologue fait peu de cas de ces horreurs, apparemment forte d’avoir brûlé depuis longtemps le contrat social.

Vivant dans un clocher, travaillant dans une cave (pour un grossiste en lunettes bon marché), Léonie alimentera paradoxalement sa marginalité d’un simulacre de vie normale. Le cynisme et la fantaisie, qui la rapprochent autant qu’ils l’éloignent de ses semblables, y grandissent ensemble jusqu’à la frénésie. Ces excès lui vaudront plusieurs confrontations tragiques avec un monde à l’égard duquel la détestation initiale semble s’être peu à peu mutée en amour déçu.

Appuyée devant la porte du clocher se tient une soutane. Dedans d’elle, des sourcils aussi blancs que compatissants me disent vous ne monterez pas au clocher mon enfant, ni au Paradis. J’ai senti les os de ma cage thoracique devenir des stalagmites. La soutane a marmonné ce n’est pas bien de lancer ses fluides par les abat-sons, ça dégouline et puis tous les voisins le voient, votre cul blanc dépasser, et ils les entendent, vos chansons paillardes, et ils sursautent quand vous faites sonner la cloche, puis tous les fidèles la sentent, votre odeur de cheval, et je vois bien qu’il manque du vin le jour de l’office, alors je suis venu vous dire de partir.

Roman aux airs d’allégorie, Vent debout fait la part belle aux ressorts du fantastique et de la féérie, portés par un personnage exceptionnel. Le livre, dédicacé « À toutes les Léonie », semble se vouloir un appel du pied aux marginaux que nous sommes tous naturellement, de près ou de loin, face au poids écrasant de la machine sociale et biologique.

Légèrement décadent, aimablement contestataire, parfois comique, il y aurait à regretter que ce livre ne pousse pas plus loin encore les germes de ce qui fait sa force : une voix originale, absolue, décalée, que nous avons plaisir à entendre décrire et exécrer tout ce que sont nos lieux communs. Une anti-bohème dressée sur un terril, dansant dans une cave, un grand non en forme de petite fille puis de jeune femme, qu’il nous paraît de plus en plus urgent d’entendre et d’écouter.

Antoine Labye