Corps/esprit toujours en ligne de partage de l’homme ?

Alex LORETTE, La ligne de partage des eaux, Lansman, coll. « Poche », 2021, 40 p., 8 €, ISBN : 978-2-8071-0331-3

lorette la ligne de partage des eauxLe court texte d’Alex Lorette paru en octobre dans la collection « Poche » des éditions Lansman est de ceux qui doivent être dits à voix haute s’ils ne sont portés à la scène. Parce que La ligne de partage des eaux n’est rien de moins que 34 pages haletantes, celles du récit d’un homme occupé de courir. Seul, il court dans les bois, suit le tracé d’une rivière, d’un fleuve, d’une route, tombe, se blesse, se redresse, se remet à courir.

Qui est cet homme qui court ?

Un individu halluciné relatant l’expérience physique d’un cauchemar en 7 parties ? dont chacune n’est constituée que d’une unique longue phrase sans autre ponctuation que des virgules ?
Un homme fragmenté qui erre et dont le corps, détaché de son esprit, court, court, court, à sa poursuite ?
Un homme dont « la longue course gronde au fond de [lui] », avec le mouvement pour seul allié dans ce corps malmené ? Cette pulsion de course, de la course, est tout ce qui lui reste, ce qui ne cède pas à la souffrance/violence dont il fait l’expérience en continu au fil de ces 34 pages.

La ligne de partage des eaux fonctionne comme un texte-mouvement, texte-sensation où la sensorialité n’est éreintée que pour mieux se retenir. Résister à la dissolution/dislocation de l’être.

(…) le froid s’est glissé encore plus loin sous ma peau, il tournait autour de mes chevilles, le froid est remonté le long de mes jambes jusqu’à mon ventre, la sensation de mes pieds trempés au fond de mes chaussures (…) incapable de rien faire, ne rien faire d’autre que résister à la pluie battante et au vent, pendant des heures (…) 

(…) mon cœur bat trop vite, mon cœur sur le point d’exploser, la sensation d’une main qui serre ma gorge, j’étouffe (…)

(…) le torrent me roule dans son ventre, il m’avale, me recrache à la surface, dessous, dessus, je tousse, je crache, je respire encore, je ris, je pense, je ne suis pas encore assez mort à l’intérieur (…)

À moins que ce texte ne se fasse métaphore de l’étranger refoulé de partout, exclu de passer de l’autre côté du fleuve parce qu’il lui manque la pièce qui payerait la traversée. 

Le rapprochement entre ces deux destinées fracassées est tentant quand on sait que géographiquement parlant, la ligne de partage des eaux est ce qui sert de limite pour diviser un territoire en un ou plusieurs bassins versants, afin de tracer des frontières, dans les zones montagneuses par exemple.

(…) je regarde le gamin, je lui souris, il me regarde, ses lèvres bougent, qu’est-ce qu’il dit, est-ce que je l’entends me dire, il ne faut pas se faire la guerre, pas à soi-même, je souris, j’ai tellement marché, je ne sais plus, est-ce encore mon pays, quel pays, je n’ai pas de pays, juste un territoire où j’ai laissé quelques traces en passant (…) 

Qui que soit cet homme, on le suit, cherchant, s’épuisant, tournant en rond au fond de lui-même.
Pour trouver quoi au bout du parcours ?
Un corps lavé de toute mémoire et délaissant la mue pour aller plus profond encore et revenir à la source, (re)découvrir « l’enfant qu’il était ? l’adulte qu’il est devenu ? ».

De l’écriture d’Alex Lorette, Jean-Marie Piemme dit « qu’elle regarde le réel dans les yeux, sans complaisance, sans leçon de morale, mais dans une façon de suivre la violence au plus près. Violence d’un monde déséquilibré, violence faite aux autres ou à soi-même ».

Il y a clairement de ça dans La ligne de partage des eaux.

Amélie Dewez