Dire adieu à la vie

Pierre YERLÈS, Élégies paisibles, préface d’Alain Dantinne, dessins de Catherine Podolski, Bleu d’encre, 2021, 130 p., 14 , ISBN : 978-2-930725-42-0

yerles elegies paisiblesOn aurait pu croire obsolète l’élégie, ce genre poétique d’origine ancienne où s’éploie une mélancolie existentielle, voire un incurable sentiment de manque ou de perte. Ce serait oublier des écrivains aussi notables que F. Hölderlin, R.M. Rilke, ou plus près de nous J. Grosjean, J. Vandenschrick, C. Esteban. Certes, le langage a changé, l’élan romantique cédant le pas à la sobriété et à la condensation, mais la thématique reste largement focalisée sur le rapport à la mort, question dont on sait le caractère inépuisable. Tel est le créneau dans lequel s’inscrit le petit livre de Pierre Yerlès : face à la proximité de la fin, comment dire adieu à la vie et aux siens sans glisser dans la banalité, l’auto-apitoiement, la grandiloquence, la révolte vaine ? Plus radicalement, pourquoi un tel adieu non par le biais de la parole ou d’une simple lettre, mais sous la forme moins habituelle d’un recueil ? L’auteur répond indirectement à cette question quand il redit sa dilection fervente pour la poésie, de Villon à Neruda en passant par Baudelaire, Apollinaire ou Norge. Sans prétendre égaler de tels prédécesseurs, il voudrait en retenir la leçon essentielle : faire signifier de manière toute personnelle le monde extérieur et intérieur en exploitant les potentialités infinies de la langue.

Les Élégies paisibles exploitent successivement plusieurs figures classiques de l’Adieu, telles que la littérature les a fixées et enrichies au fil des siècles. Voici la maladie maligne qui soudain vient infléchir un vieillissement jusque-là sans histoire, « intruse » exilant le patient vers le monde kafkaïen de l’hôpital. Voici l’interrogation quant à l’Au-delà, assimilé non au pur néant mais à un retour avant notre naissance ou à quelque survie larvaire, non sans évoquer ici le mythe d’Orphée, là le rêve d’une « aube inversée », ailleurs le royaume du Très-Haut. Voici le sentiment du dérisoire, avec les vogues modernes de la cryogénisation ou du transhumanisme, le pouvoir illusoirement attribué à l’écriture, le croque-mort et ses boniments, l’histoire drolatique de la douce Aurore devenue immortelle. Voici le souvenir des êtres chers trop tôt partis : amis de travail, sinologues d’avant-garde, philosophe visionnaire, frère et sœur cadets « avant moi passés / de l’autre côté », deuils qu’adoucit à peine l’antidote des mots, des pleurs ou de la musique. Voici la chute des masques dont chacun de nous s’affublait en société, « vanités » si bien dénoncées par les Bossuet, Ensor ou Brel : « il est temps de tordre le coup à mes saintetés si fausses, si grimacières ».

Là ne s’arrête pas la suite des figures funèbres, laquelle, on le note, obéit à une logique non pas discursive mais inventorielle, ou encore à la forme des variations musicales. Sans viser l’exhaustivité, citons encore la remémoration émue des bonheurs et des émerveillements vécus jadis ; le fatalisme devant l’inéluctable, écho de l’antique profération « memento mori » ; le testament à la Villon et les recommandations aux survivants ; le désir d’une réconciliation ultime, quelle que soit l’inimitié, hormis tel grief irrémissible ; le sentiment de l’inachevé, des « énigmes non résolues », du sort tragique qui attend les espèces humaine et animales… Il n’y manque pas même la visite du cimetière, le respect envers les rituels funéraires, la consolation cherchée dans la philosophie ou la poésie, comme si l’auteur avait craint d’oublier un angle d’approche. Le poème ultime apporte d’ailleurs une touche qui se veut conclusive : « entendez la mélancolie / mais aussi la sérénité / de ces Élégies paisibles ».

Reste une question essentielle : dans ce recueil d’apparence discrètement « encyclopédique », où se cachent les failles porteuses de vérité dont procède l’émotion du lecteur ? Il y a certes le style touchant car très simple, très parlé, rendant le poète aussi proche qu’une personne réelle, d’autant plus que le recours continuel au « je » tient à distance l’artifice de l’impersonnel. Il y a surtout le caractère paradoxal du titre, car en son ensemble le recueil n’a rien de « paisible » : ce passage constant d’un point de vue à un autre témoigne au contraire d’une sorte de fébrilité, évoquant ces jeunes avocats que l’anxiété pousse à la sur-argumentation au point de se contredire à leur propre insu. Ce n’est donc pas dans chaque « figure de l’Adieu » isolément, mais dans leur multiplication, ou plutôt dans leur virevolte, que perce l’incoercible. Le grand désir non-dit, dans cette virevolte qui fait le livre, est de ne pas mourir dans la solitude, car ce serait mourir deux fois. P. Yerlès nous rappelle ainsi une leçon lumineuse : c’est grâce à la présence de l’autre, et à elle seulement, qu’il est possible de dire adieu à soi-même.

Daniel Laroche