Vers l’ordre du poète

Pierre GILMAN, Où le poème, Taillis pré, 2022, 114 p., 15 €, ISBN : 9782874501906

gilman ou le poemePierre Gilman est né et a vécu à Liège, où il nous a quittés en octobre 2021 à l’âge de 72 ans. Il s’était distingué aux yeux de Willy Bal, Roger Foulon et Yves Namur lors de la publication en 2006 de son premier recueil, Dans la serre poétique (L’Âge d’homme), récompensé par les trois membres du jury du prix Nicole Houssa de l’Académie. Ceux-ci soulignaient un « premier recueil de haut vol », une « révélation pour tout amateur de poésie ». Un second recueil, Presque bleu, est paru au Fram en 2010, et c’est aux bons soins d’Yves Namur que furent confiés les textes d’Où le poème, troisième volume tout récemment paru au Taillis Pré — hélas à titre posthume. Il est par conséquent particulièrement touchant de le voir s’ouvrir sur une disparition :

Où le poème disparaît
comme les visages aimés dans la mémoire de l’aveugle. 

Ce que nous avions à dire et que nous n’avons pas dit
s’abrite encore dans une blessure âpre à guérir. 

Ce que nous avions à dire et que nous avons dit
répète que le bonheur est plein de vie. 

À voix basse nous déplaçons des terres provisoires,
mais il y a tant à faire et tout se défait, 

quand la feuille de papier tient encore à son silence
et que les mots restent cachés à l’envers du jour.

Le titre du premier recueil de Pierre Gilman évoquait de façon presque programmatique un univers à la fois intérieur et naturel, la distance invisible séparant l’environnement extérieur sur lequel le poète pose son regard et la singularité des motifs qu’il cultive en lui-même. Culture des plus patientes, si l’on se souvient que Pierre Gilman écrivait déjà depuis trente ans à l’heure de la parution de son premier livre, et que seuls deux autres paraîtront au cours des quinze années suivantes. « Des mots parfois sortent par ma fenêtre », lit-on dans la section-titre d’Où le poème, à propos de mots traversant le cadre pour aller se loger à même le décor, dans l’herbe, au pied d’un mur. Ce motif de la traversée du cadre sera invoqué à plusieurs reprises, notamment dans les sections consacrées aux photographies d’Édouard Boubat et à une peinture de Sam Francis.

S’il est un cadre à traverser, une frontière à enjamber pour le poète, c’est en particulier celle éternelle du langage qui désigne le monde de son œil asymétrique. Pierre Gilman manifestera souvent ce désir de rapprochement avec la matière « pour atteindre les mots qui l’imprègnent », et rétablir un pacte de réciprocité rompu de toute éternité. Des grandes étendues de « la nappe mauve d’un champ de lavande » jusqu’à l’infinitésimal de « la vie intérieure d’une coccinelle », ces recherches donnent lieu aux vers les plus naturalistes et parmi les plus charmants du poète :

Peut-être l’anémone, la bruyère et la gentiane
qui ont pour nous chacune un nom
un jour aimeraient connaître le nôtre.

Le jour apparemment simple sous lequel se présentent la plupart des poèmes dissimule mal un certain hermétisme — appelons-le une exigence — qui nous enjoint à penser que la poésie de Pierre Gilman est une poésie qui se mérite. La traditionnelle couverture à rabats du Taillis Pré encourageant secrètement à marquer une page pour mieux y retourner, les efforts du lecteur se verront régulièrement récompensés par le sentiment qu’un grand texte se déploie sous ses yeux. L’une des principales clés de ces textes étant peut-être la figure récurrente de l’enfant, semble-t-il dans ce qu’elle a de plus fondamental.

À la fois double angélique du poète (« cette enfant a son double dans mon cœur »), être de langage et de nature (« petit garçon qui a le même groupe sanguin que les abeilles, la lune rouge et la passiflore »), l’enfant ou les enfants occupent la place la plus discrète et la plus importante dans l’œuvre de Pierre Gilman, qui mériterait d’être étudiée sous cet angle. Agent d’une féérie souterraine, l’enfant souvent muet contient en lui-même les regrets et les espoirs qui alimentent une isotopie de la trace, de la recherche d’un idéal ou de la simplicité perdue d’un univers « où vivre, aimer, rien que vivre et aimer », loin du temps et au plus près des choses.

Où le poème se décompose en dix sections (dont une en prose), qui donnent à voir un Pierre Gilman décidément multiple et singulier, qui reste entier à découvrir. La dernière d’entre elles, « Prépositions », présente seule une contrainte formelle explicite, qui consiste à placer la même préposition au début de chaque vers d’une même strophe. Pierre Gilman déplie ainsi alphabétiquement à, après, avant, avec, chez, contre, dans, de, derrière, devant, en, entre, jusqu’à, loin de, par, parmi, pour, près, sans, sous, sur, dans une frénésie démultipliant les façons d’être au monde, et de conclure, comme cela semble s’imposer, par un mémorable envoi en vers.

Vers un milliard de soleils plus petits qu’une tête d’enfant
Vers des seins à la puissante liqueur 

Vers les icebergs dans une marche exténuée
Vers l’ordre du poète : « Ignorez-moi passionnément ! »

Antoine Labye

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