Archives par étiquette : posthume

Rééditer, c’est remettre du bois sur le feu de veillée

Un coup de cœur du Carnet

Émile GILLIARD, Bokèts po l’ dêrène chîje. Poèmes pour l’ultime veillée, CROMBEL, coll. « micRomania », n° 39, 2023, 159 p., 16 €, ISBN : 978-2-931107-08-9

gilliard boketPeu de temps avant son décès, le grand écrivain wallonophone Émile Gilliard avait transmis à son éditeur les épreuves corrigées de Bokèts po l’ dêrène chîje. La première édition de cette œuvre — une édition artisanale en 50 exemplaires, aujourd’hui introuvable — lui avait valu le prix triennal de Poésie en langue régionale de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2005 et était vue comme un incontournable de sa bibliographie. Sa réédition dans une collection de plus large diffusion et avec des adaptations françaises est donc une initiative bienvenue. Continuer la lecture

« Un mot main / dans la main »

Véronique WAUTIER, Ton nom maintenant, Préface de Marc Dugardin, Peintures d’Alain Dulac, Herbe qui tremble, 2022, 90 p., 15 €, ISBN : 978-2-491462-42-0

wautier ton nom maintenant« parfois on écrit
et les mots ne sont pas vérifiés
ils jaillissent d’une ancienne forêt
d’une future nudité 
»

D’une simplicité désarmante, le recueil Ton nom maintenant de Véronique Wautier, publié à titre posthume, se déploie sur un nuancier bleu. Du « bleu matisse » au vague à l’âme qui s’empare du lecteur dès l’exergue (deux sublimes vers séléniens de Wautier), le recueil tient du champ chromatique et sémantique de cette couleur qui rappelle celle du ciel (« cette immense page bleue ») ou de la mer, avec sa longueur d’onde voilée. Continuer la lecture

Ceejay, le Poète-Monde

Un coup de cœur du Carnet

CEEJAY, Matière noire. Poèmes d’au-delà de la fin, Arbre à paroles, 2022, 314 p., 18 €, ISBN : 978-2-87406-719-8

ceejay matiere noire poemes d au dela de la finMatière noire est un livre posthume, un livre magnifique que nous a laissé Jean-Claude Crommelynck alias Ceejay et que les éditions L’arbre à paroles ont publié presque deux ans après le décès (1946-2020) du poète et de l’artiste. Peintre, sculpteur, graveur, styliste, …ses activités ont été innombrables sur plusieurs continents…

Sa gouaille était à l’égal de sa faconde mais aussi de sa délicatesse. Il savait que tout devait être intense en regard de la brièveté de nos pérégrinations sur terre. Continuer la lecture

Vous êtes fou

Serge NOËL, Les éléphants clairs traverseront les fenêtres du matin. Poèmes enragés, Arbre à paroles, 2022, 145 p., 15 €, ISBN : 978-2-87406-710-5

ensemble nous faisons un livre de poésie
j’en suis ravi comme une vieille rose

noel Les éléphants clairs traverseront les fenêtres du matinCher Serge Noël, l’Arbre à paroles publie aujourd’hui votre dernier recueil de poèmes. Votre chant y émet depuis des temps illimités, pour lesquels vous nous quittiez, lit-on, inopinément le 27/10/2020. Vous lui voulûtes un titre inconcevable et un sous-titre programmatique. Le second dit tout, si le premier n’occulte rien.

Cher Serge Noël, au mot d’engagement, vous et quelques-uns de vos amis préférez celui d’enragement. Enragés, vous l’êtes contre ce que vous nommez le vide humain, fruit insipide et luisant du capital. Contre l’alchimie despotique de la valeur marchande, qui seule a don de transmuer la création en art. Contre cet art de rond-point et de boutique, tantôt abstrait, tantôt conceptuel, toujours volumineux et rutilant, manifestations bavardes d’un monde qui n’a plus rien à dire. Continuer la lecture

Vers l’ordre du poète

Pierre GILMAN, Où le poème, Taillis pré, 2022, 114 p., 15 €, ISBN : 9782874501906

gilman ou le poemePierre Gilman est né et a vécu à Liège, où il nous a quittés en octobre 2021 à l’âge de 72 ans. Il s’était distingué aux yeux de Willy Bal, Roger Foulon et Yves Namur lors de la publication en 2006 de son premier recueil, Dans la serre poétique (L’Âge d’homme), récompensé par les trois membres du jury du prix Nicole Houssa de l’Académie. Ceux-ci soulignaient un « premier recueil de haut vol », une « révélation pour tout amateur de poésie ». Un second recueil, Presque bleu, est paru au Fram en 2010, et c’est aux bons soins d’Yves Namur que furent confiés les textes d’Où le poème, troisième volume tout récemment paru au Taillis Pré — hélas à titre posthume. Il est par conséquent particulièrement touchant de le voir s’ouvrir sur une disparition : Continuer la lecture

De l’immatériel

Gaspard HONS, Invisibles cordées, Rougerie, 2021, 12 €, ISBN : 978-2-85668-404-7

hons invisibles cordeesLa vie que tu t’offres
– Une histoire fêlée – Un
Objet de brève éternité
Naître pilote premier
Devoir se débarrasser de soi
– Comme d’une lettre –
Écrite en langue étrangère

Invisibles cordées de Gaspard Hons est, comme le titre le donne à pressentir, placé sous le signe de l’énigme. Non une énigme que le poète détiendrait pour lui seul, ni un mystère caché pour le lecteur – mais une énigme partagée, celle qui nous rassemble peut-être au sein de notre condition d’humains. En filigrane des pages, des poèmes sensibles et taciturnes, se devine la discrétion et la qualité de présence du poète Gaspard Hons, décédé en 2020. Continuer la lecture

Les idées, la poésie : sœurs ennemies ?

Roger BODART, Origines. Poésies complètes, Samsa, coll. « Les Évadés de l’Oubli », 2021, 431 p., 30 €, ISBN : 978-2-87593-342-3

Roger BODART, Dialogues. Europe, Afrique, Amériques, Israël, Samsa, coll. « Les Évadés de l’Oubli », 2021,  255 p., 24 €, ISBN : 978-2-87593-340-9

bodart originesAidé par Florence Richter et François Ost, Christian Lutz réédite en deux épais volumes une part notable des écrits de Roger Bodart, écrivain, journaliste, personnage-clé de notre milieu littéraire (1910-1973). Curieusement intitulé Origines, le premier rassemble les neuf livres de poèmes publiés entre 1930 et 1968, à quoi s’ajoutent deux recueils posthumes et des extraits de presse. Se trouve ainsi mis en lumière, avec ses faiblesses et ses réussites, ses constantes et ses innovations, le parcours du poète en quarante-trois ans d’écriture. Continuer la lecture

La figure cachée

Marie-Claire d’ORBAIX, Œuvre poétique complète 1948-1990, Renaud et Béatrice Denuit, 2020, 522 p., 15 €, ISBN : 978-2-8052-0567-5

d orbaix oeuvre poetique completeNotre littérature après 1945 comporte un volet anticonformiste connu sous l’appellation « Belgique sauvage » et immortalisé par un numéro de la revue Phantomas en 1971. On serait tenté de dénommer « Belgique sage » l’autre volet, quelquefois qualifié de « néoclassique ». C’est à lui qu’appartient sans conteste une poétesse aujourd’hui un peu oubliée, mais dont une réédition méritoire nous redonne, cent ans après sa naissance, les huit recueils devenus introuvables : Marie-Claire Debouck, mieux connue sous le pseudonyme Marie-Claire d’Orbaix. Continuer la lecture

Les éblouissements toujours renaîtront…

Rio DI MARIA, Éblouissements d’exil, Arbre à paroles, 2020, 190 p., 17 €, ISBN : 978-2-87406-698-6

di maria eblouissements d exilUne voix poétique s’est éteinte en mars 2020. Celle d’une sorte de grand frère même pour ceux qui ne l’ont pas ou peu connu. Une voix singulière qui a su traverser les modes et les temps depuis la publication en 1973 de son premier recueil chez Henry Fagne, À travers l’aube. Parus une première fois en 2006, la Maison de la poésie d’Amay nous livre ici une version revue et augmentée (notamment de dessins de l’auteur) de ces Éblouissements d’exil à laquelle le poète travaillait quelques semaines avant sa disparition. C’est dire si l’auteur, qui n’aura malheureusement pas pu voir cette nouvelle mouture, accordait une place privilégiée à ce texte. La préface de Murielle Compère-Demarcy est en ce sens éclairante, insistant notamment sur le mouvement perpétuel de la mémoire, balancement constant chez le poète pour qui l’ « arrachement » à la Sicile, sa terre natale, fut à la fois déchirement et renaissance. La Beauté que chante Rio di Maria ne cesse en effet de renaître comme le lilas au printemps. Une éternité des sensations, des émotions, une force vitale qui toujours renaissent avec l’aube au seuil du réveil, quand le corps de la femme aimée se révèle, une nouvelle fois, au petit jour. Continuer la lecture

De l’autre côté du mur…

Foulek RINGELHEIM, Boule de Juif, Genèse, 2021, 134 p., 17,50 €, ISBN : 978-2-382010-01-3

ringelheim boule de juifLe narrateur a treize ans quand débute le récit, du côté de Liège, il en aura seize à la fin du livre. Et l’on subodore être face au premier tome d’une autobiographie. Mais Foulek Ringelheim (1938-2019) est mort avant la sortie de Boule de Juif, nous privant de leviers de compréhension. Vers la fin du volume, après des études primaires fort chaotiques, il souhaite devenir tourneur ajusteur quand un malentendu le propulse dans une section latine. Or il sera un jour avocat, magistrat, écrivain (des essais mais aussi deux romans fort remarqués, Le juge Goth et La seconde vie d’Abram Potz). Une lecture très attentive, toutefois, permet de discriminer une foule d’indices à travers les aventures tragiques et drolatiques du petit Foulek. Ce qui arrache le livre au premier degré (les souvenirs d’un enfant juif caché durant la guerre) pour le situer dans une interrogation sur l’identité, l’émancipation, la rédemption. Continuer la lecture

Jean-Claude Pirotte sur le départ

Un coup de cœur du Carnet

Jean-Claude PIROTTE, Je me transporte partout. 5000 poèmes inédits (2012-2014), Cherche Midi, 2020, 740 p., 29 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-7491-5543-2

Avant de s’éclipser définitivement au printemps 2014, traçant sa dernière route vers les rivages lointains de l’enfance perdue, Jean-Claude Pirotte nous avait aimablement prévenus :

après ma mort je publierai
des poèmes inattendus
mais pas avant je reste au rez-
de chaussée des rimeurs perdus
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Un tonnerre d’encre…

Un coup de cœur du Carnet

Yvon VANDYCKE, Anamnèse !, préface de Philippe Mathy, postface de Lucienne Strivay. Taillis Pré, coll. « Ha ! », 2020, 191 p., ISBN : 978-2-87450-166-1

« L’art n’est pas une fenêtre en trompe-l’œil ouverte sur les paradis perdus ou à venir. L’art n’a pas de drapeau ni d’église, il n’est ni d’en haut ni d’en bas, ni de gauche ni de droite, et il n’a pas de juste milieu. L’art n’est pas une friandise, mais une méditation sur la vie. Une méditation joyeuse ou pathétique, ludique, lyrique ou drolatique. L’art est difficile, insoumis », écrit ce poète peu connu. La réédition d’Anamnèse et de deux recueils écrits entre 1960 et 1963, aujourd’hui introuvables : Dire pagaille et L’oplomachin, est particulièrement bienvenue. Un cahier de documents picturaux figure aussi dans cette édition. Si Vandycke est ignoré en tant que poète, il n’est pas inconnu comme peintre et dessinateur. Line Hubert lui avait en effet consacré une monographie : Rien qu’un peu de peinture véritable et véridique (Éditions Arts et Voyages, 1977). Continuer la lecture

Yvon Givert. « Je bague des idées sauvages »

Yvon GIVERT, Urgent recoudre, Préface de Daniel Charneux, Taillis Pré, 2020, 142 p., 18 €, ISBN : 978-2-874509-158-6

Yvons Givert Urgent recoudre, éditions Taillis pré (couverture du livre)Dans ce recueil poétique inédit, publié à titre posthume, Yvon Givert (1926-2005) délivre une poésie élisant la concision, la fulgurance de la brièveté, des images, allant au plus nu, dans le refus de tout ornement, de tout lyrisme, de tout épanchement du vécu. Son secret ? Tailler les mots comme des silex, comme des couteaux — un mot qui revient souvent sous sa plume. Dans sa riche préface, Daniel Charneux convoque Marcel Moreau, lequel écrivait sidéralement à son frère « en Borinage » : « Vous êtes un vrai poète. Sans chichis, ni perruque, ni fond de teint. Là, nuitamment là, des mots avec juste ce qu’il faut de lumière, de couteaux, de musique pour entrer en nous comme un plaisir non émollient. Non mondain ». Continuer la lecture

Un nuancier de l’âme

Véronique WAUTIER, Allegretto quieto, Arbre à paroles, 2020, 190 p., 15 €, ISBN : 978-2-87406-691-7

Si les mots ne libèrent que l’ombre
Où toujours je dépose mes pas
J’aurai marché sur un leurre bavard. 

Douceur et douleur, floraison et fenaison, ténuité et ténacité : ainsi s’articule le jardin de Véronique Wautier. Il faudrait presque imaginer ce jardin comme un coquillage bivalve, se tenant tout entier dans la main et contenant l’espérance. Il faudrait aussi l’imaginer aussi vaste que le silence qui était, pour Véronique Wautier, tantôt un sécateur et toutes les douleurs dedans, tantôt une respiration qui déborde, non, qui borde plutôt. Continuer la lecture

j’étais vivante et je voyais / la belle étrange / justesse de vivre

Véronique WAUTIER, Traverso, illustré de peintures d’Alain Dulac, L’herbe qui tremble, 2019, 110 p., 14 €, ISBN : 978-2-918220-88-6

C’est une voix majeure de la poésie d’expression francophone de Belgique qui s’est éteinte il y a quelques mois à peine, quand Véronique Wautier s’en allait sur la pointe du cœur et du verbe en laissant dans son sillage une dizaine de titres aussi puissamment fragiles que Chacun de nous est une foule (Le Coudrier, 2004), Le jour aux ignorants (Eranthis, 2010), Continuo (L’herbe qui tremble, 2017)… Puis voici que l’automne balaie les feuilles de Traverso jusqu’au seuil de l’absence, et le dialogue se renoue par delà, avec le naturel de ces complicités suspendues que même la mort est bien impuissante à déjouer. Continuer la lecture

Claire Lejeune, « voix pourpre » et « contrebandière de la pensée »

Claire LEJEUNE, Pour trouver la clé, il fallut perdre la mémoire des serrures, textes inédits choisis par Anne André, Danielle Bajomée et Martine Renouprez, Arbre de Diane, coll. « Les Deux Sœurs », 2018, 96 p., 12 €, ISBN : 978-2-930822-10-5

La prose poétique, les essais de Claire Lejeune (1926-2008) sont placés sous le signe de la fulgurance, d’une poétique radicalement novatrice qui entend décloisonner les savoirs, les expériences afin de traverser les chapes du pouvoir, de la domination et de recontacter les promesses à venir des origines. Dans les années 1960, La gangue et le feu, Le pourpre, La geste, Le dernier testament, Elle signent l’avènement d’une parole qui noue indissolublement naissance à soi hors des rets du patriarcat, expérience mystique d’un verbe politique et poétique, subversion des piliers d’une civilisation qui a muselé les femmes. De se dire, les sans-voix montent à l’existence, gagnent un processus de subjectivation que Claire Lejeune place sous le signe de l’ouverture à l’autre de la raison et aux terres du symbole. « Nous ne faisons pas la poésie. Elle nous fait de nous défaire » écrivait-elle. Continuer la lecture