Un coup de cœur du Carnet
Simone BERGMANS, Sébastien, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2022, 116 p., 14 €, ISBN : 978-2-931048-48-1
Le Sébastien du roman de Simone Bergmans n’est pas le saint martyr transpercé de flèches mais Dom Sebastião, roi du Portugal, assassiné au cours de la bataille des Trois Rois, à Ksar El Kébir, le 4 août 1578. Comme plusieurs récits coururent sur sa mort et que son corps ne fut pas de suite rapatrié au Portugal, une légende se répandit, prétendant qu’il reviendrait, un jour béni, sauver le pays. Il devint O Desejado, Le Désiré. Ce mythe irrigue la saudade portugaise et nombre d’œuvres d’art et de littérature ibériques, mais pas uniquement. Et au moins deux romans belges : Dom Sébastien roi du Portugal de René Swennen (Julliard, 1979) et le Sébastien de Simone Bergmans, initialement paru en 1959, et par bonheur réédité dans la collection « Femmes de lettres oubliées » de la maison Névrosée.
Assez étonnamment et concomitamment, ces deux romans n’abordent pas frontalement l’histoire de ce roi, mais convoquent des œuvres inspirées par elle. L’opéra de Donizetti qui donne le titre au livre René Swennen ; le tableau d’un peintre inconnu, dans la fiction de Simone Bergmans. Bien que faiblement exécuté, ce portrait chargé de « Psyché », d’un éphèbe énigmatique au « visage féminin qui paraissait fardé », revêtu d’un costume extravagant et appareillé d’une paire d’ailes fascine, envoûte. Ses propriétaires voudraient en savoir davantage sur cette œuvre qui captiva tant Mariana, une des habitantes du domaine de Wolfenburghaus, morte avant même d’avoir vieilli, ainsi que son fils, « très fin de race dans sa mélancolie ». Ils ont fait appel à plusieurs spécialistes mais le mystère reste total. Ils écrivent alors à celle dont on ne connaîtra pas le nom, la narratrice du roman, experte en art – peut-être inspirée par l’autrice elle-même, première femme à obtenir un diplôme en histoire de l’art à l’université de Gand en 1923. Elle va se rendre sur place, « dans les terres peu visitées de l’ancienne Lotharingie », où l’ambiance est comme irréelle, le décor fantastique (l’entrée de la propriété seigneuriale, cachée derrière un grand mur gris, gardée par des grenadiers de pierre, entourée de douves est encore éclairée à la chandelle et au pétrole), les habitants nerveux, fuyants. « Tout à Wolfenburghaus posait en porte à-faux, la demeure, les habitants, et les relations familiales ».
Déjà avant son arrivée au domaine, l’enquête la galvanise : « Tout problème a une clé, quelle que soit la perfection du secret de la serrure, il obéit à qui le trouve. » L’investigation avançant, le mystère s’avère plus ancré dans le vide intérieur dont est dépositrice Mariana que dans le tableau lui-même. « Portugaise d’origine et fille d’un peuple de navigateurs, il avait certes pour elle un attrait compréhensible ; cette explication ne me satisfaisait pas entièrement, il devait y avoir autre chose ». La narratrice interroge les habitants du domaine, l’histoire et les légendes portugaises, déchiffre des écrits, se nourrit de sa propre culture, de ses souvenirs et de ses rêveries. Atteindra-t-elle le cœur de la mélancolie ancestrale de Mariana ? En trouvera-t-elle la clé ? Délivrera-t-elle le fils de cette emprise transmise par sa mère ? De l’influence du tableau sur sa vie ? Si les réponses à ces questions et à tant d’autres poussent le lecteur à dévorer le livre – semé de bels aphorismes – c’est bien davantage encore l’écriture de Simone Bergmans, exploratrice gracieuse des tourments de l’âme portugaise et humaine, que l’on n’oublie pas en refermant le livre.
Michel Zumkir