Un coup de cœur du Carnet
Suzanne LILAR, Une enfance gantoise, postface de Clément Dessy, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2022, 240 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-565-0
Ils sont nombreux les livres sur l’enfance, les récits qui retournent en ces temps fondateurs, formateurs de notre vie future. Il en est qui ne sont que nostalgie ou défouloir revanchard, d’autres qui transcendent les anecdotes et analysent la famille, le milieu, le comment on devient ce que l’on est. Une enfance gantoise de Suzanne Lilar (1901-1992) appartient à cette dernière catégorie. Comme l’écrivait Jeannine Paque dans un article de la revue Textyles : « Il s’agit de donner une assise plus large au présent, de chercher la source et la raison de ce que l’on est, de légitimer une orientation existentielle. »
Suzanne Lilar, dramaturge, romancière (Le divertissement portugais, La confession anonyme adapté au cinéma par André Delvaux sous le titre Benvenuta), essayiste (Le couple) a écrit cette autobiographie à plus de septante ans. Elle a été sa véritable dernière œuvre – À la recherche d’une enfance, paru trois années plus tard, en 1979, est une anthologie d’extraits de celle-ci augmentée de photographies prises par son père avec qui elle partageait le goût de la beauté. D’une écriture classique (certains la disent néoclassique) attentive aux détails, en rien touché par les déflagrations de la modernité (on est loin du Roland Barthes par Roland Barthes publié l’année précédente par exemple), le récit ne suit pourtant pas le défilé du temps. Il est divisé en grandes thématiques (qui parfois s’entrecroisent) : les castes (la petite bourgeoisie flamande du début du 20e siècle à laquelle ses parents se conformaient) ; le langage (conflit des langues ; premières expériences d’écrivaine) ; le sacré (à ne pas confondre avec le religieux dont elle s’est détournée) ; les mystères (l’amour, la mort) ; le merveilleux (lié à la sensation, à l’imagination) ; les jeux (faire comme si, expérimenter les possibles) ; le bien et le mal (complexité de la vie notamment mise à jour par la guerre) ; le problème de l’être (dualité du monde).
Sans complaisance avec le passé et avec une impressionnante précision de la remémoration, elle les nourrit des souvenirs qui, « comme un ensemble de signes à déchiffrer » (Clément Dessy), décrivent tant la vie familiale que la formation de sa pensée, de sa vision du monde et de son attrait pour les analogies, le dualisme et l’intervalle entre le souterrain et le céleste. La source de ce goût pour les mélanges, l’entre-deux est peut-être à chercher du côté de son bilinguisme (c’est en tous les cas ce qu’elle croit), elle qui de ses parents a appris le français (la langue de leur milieu) et de la servante le flamand (« un gantois vigoureux et imagé ») qu’elle considérera comme une seconde langue maternelle : « Il me semble que tout ce que j’ai fait ou écrit se ressent de cette contradiction plus forte de s’être greffée sur ma formation franco-flamande. » C’est d’autant plus juste qu’elle considère que si « c’est le langage qui émerge à la conscience, alors le langage est dieu, il est le Logos à l’écoute duquel il nous faut être, il est l’Esprit de l’univers qui nous aimante et nous dirige inflexiblement. » De ce langage, elle a été à l’écoute, ainsi qu’elle pensait qu’il fallait faire. En le respectant, elle a écrit une autobiographie qui dépasse son cas personnel, éclaire sur la vie gantoise au début du 20e siècle et sur « ce que fut la grande génération des écrivains belges du temps du symbolisme et du postsymbolisme » (Hubert Juin).
Michel Zumkir
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