Suzy COHEN, Identités plurielles, Bleu d’encre, 2022, 109 p., 14 €, ISBN : 978-2-930725-54-3
La belle enseigne des éditions Bleu d’encre ne cesse d’enrichir son catalogue. Avec Identités plurielles de Suzy Cohen, le public peut découvrir le deuxième recueil de cette autrice qui est aussi artiste plasticienne (réalisant notamment de la peinture sur porcelaine, une technique qu’elle enseigne aussi). On se souviendra de Femmes entre Éros et… son premier ouvrage, un livre d’artiste paru aux éditions Traverse, dans la collection « AMBO ».
La couverture d’Identités plurielles est ornée d’une œuvre de la poète : une encre monochrome, représentant un arbre dont les racines se déploient à la surface d’un terreau de signes et lettres d’un alphabet inconnu.
Les Identités plurielles se déclinent en six chapitres. Il y a des souvenirs de l’enfance, l’évocation des lointains, mais aussi, magnifique, d’une passion amoureuse (Il a une tête de lion / Des cheveux fous, des yeux d’ambre / Et dans ces yeux / Une lanterne de ténèbres / Qui fouille les fissures de l’été). On devine qu’un deuil a mis fin à cet amour sacré : Je t’appelle à l’injustice et / à la cruauté d’avoir été interdite / de t’accompagner / à ta dernière demeure. Il était poète, nourrissant Ce lien immense qu’étaient nos livres.
La littérature, l’écriture, l’acte de la création littéraire résonnent comme un écho réunissant les différentes parties du recueil, leur donnant la cohérence d’une mise en abyme, celle du cycle d’une vie. (…) Je suis née d’un poème /sous le ciel d’Ifrane figurent parmi les premiers vers du recueil qui s’achèvera, cent pages plus loin, par Cette quête d’harmonie (qui)/ passe aussi par la nature / Et la littérature naît /par la révolte intérieure /et les déracinements. Entre ces deux pôles magnétiques, La littérature se dresse / face à l’abîme.
Cette première approche du recueil serait trop schématique si elle n’y ajoutait les multiples balises dont l’autrice jalonne chacun des textes, à la musicalité lyrique, évoquant ces « chants du monde » que la poète appelle de ses vœux derniers : Et que les chants du monde / M’accompagnent en chœur / Sans couronnes ni fleurs.
L’arbre représenté en couverture guide la lecture des poèmes, prolongeant le déchiffrement du titre Identités plurielles. Comment ne pas voir, en effet, dans cette symbolique de l’arbre, si chère au poète Philippe Jones, la fertilité des métissages, la nécessité primordiale de l’entrelacement des cultures ? L’occasion est donnée à Suzy Cohen d’évoquer ses racines et, à partir de leur enchevêtrement, d’en évoquer les mystères (Je suis née / un jour je ne sais où), les bonheurs diaphanes de l’enfance au Maroc (Je pense à l’arbre de mon enfance / Un majestueux amandier) mais aussi les indicibles tragédies de sa lignée (Passent en moi les camps de la mort / De quelle angoisse acceptable / De quels mots de quelle nuit / Ce couteau tranche la gorge / D’une grand-mère encore numérotée ?).
Tout contribue, au bout du chemin, par le choix d’être pleinement au monde, des premiers jours jusqu’aux ultimes: Car j’habite le monde / Et toutes les cultures / Je veux qu’elles s’unissent / Dedans ma sépulture.
De ce monde, la poète qui nous dit être Déchirée entre deux cultures, pleure le déracinement qui mène du soleil à l’anthracite (Perdue dans le noir de cette ville /Avec pour horizon les terrils), nous chante les paysages et les visages d’Afrique, nous dit les déchirements des ruptures, La puissance des sens en flamme, mais, lucide, ne se leurre ni ne désespère : Il ne faut pas fixer l’éphémère / Juste le remercier d’avoir existé.
L’art de Suzy Cohen, comme feuillage au vent, est hypnotique. On ne se lasse pas de ces évocations lumineuses qui ouvrent à l’émotion, abandonnant le lecteur à sa propre rêverie.
N’est-ce pas ici la fonction souterraine et souveraine de la poésie ? Et la littérature naît / Par la révolte intérieure / Et les déracinements… ces trois vers terminent le recueil que l’on se surprend à ouvrir à nouveau, au hasard. Pour y découvrir d’autres sens, de nouvelles racines et de nouveaux flamboiements de cette poésie vraie, salutaire, cherchant continûment à débusquer l’étincelle de lumière Au cœur de nos pénombres.
Jean Jauniaux