La nouvelle Odyssée

David JAUZION-GRAVEROLLES, Bien accueillir son prisonnier, M.E.O., 2023, 374 p., 25 € / ePub : 15,99 €, ISBN : 9782807003743

jauzion graverolles bien accuellir son prisonnierÀ la demande d’un membre de sa famille, le narrateur du récit décide de rédiger la biographie de la sœur aînée de sa grand-mère, Marie Montin, une nonagénaire analphabète, afin de donner forme aux histoires qu’elle raconte. Il passe alors de nombreuses heures à écouter son témoignage, d’autant plus important que son mari Jean, un ancien soldat prisonnier pendant la Deuxième guerre, est décédé 20 ans plus tôt.

Habitué à la recherche pointilleuse d’informations grâce à sa thèse de doctorat, l’apprenti biographe nous donne à lire un carnet de bord où l’on retrouve les extraits du soliloque de Marie et de sa biographie, mais aussi ses réflexions sur les difficultés qu’il traverse dans ce travail de reconstitution. Nous apprenons ainsi que la guerre a éclaté quelque peu après le mariage de Marie et Jean et nous découvrons leur quotidien parallèle, l’une dans l’attente des nouvelles et du retour de son époux, l’autre dans la vie de soldat et de captif avec la faim et la lassitude qui l’accompagnent notamment.

Au fur et à mesure de la lecture, l’histoire du couple séparé par la guerre est retracée minutieusement : ces vies qui ont raté le coche car marquées par une longue période d’attente, ces existences ponctuées par des enfants nés hors union et des retrouvailles difficiles mâtinées d’incompréhensions dues au changement inévitable qu’occasionne la guerre sur toute personne qui la vit.

Dans Bien accueillir son prisonnier, David Jauzion-Graverolles nous donne à lire les recherches d’un narrateur qui tente de comprendre les raisons pour lesquelles Jean a toujours voulu retourner en Allemagne et a effectué ce voyage en 1966. Marie étant désormais la seule survivante dépositaire de cette histoire, il écoute sa logorrhée incessante en patois de la région et est particulièrement mis en difficulté par les modifications et contradictions dans le discours de Marie. Elle livre en effet une kyrielle de souvenirs qu’elle cherche à la fois à sauver et à dérober, esquivant systématiquement certaines questions du narrateur. Que cherche-t-elle à travers cette attitude ?

Je n’avais osé lui avouer que je préférais rêver sur les traces de Jean-en-guerre, plutôt que de tenter d’ordonner les saillies de sa jeune épouse nonagénaire. Lui dire que l’aventure du soldat m’animait plus que les anecdotes morales, au fond très vieille France, de sa fiancée italienne. Et c’était sans doute parce que je ne voulais pas me l’avouer à moi-même. D’un côté, le souvenir très lacunaire de Montin me laissait libre de construire l’épos de son personnage. Mais de l’autre, comment tenir la bride à la parole pleine, incessante, de Marie Montin, comment prendre pied sur cette terre mouvante, domestiquer un tant soit peu l’arrogante matière des mots tremblants : comment arrimer un tel flux, et passer du mythos proliférant au logos clair et ordonné ? […] Mais comment faire le tri ? Et Marie, qu’avait-elle dans la tête pour que tout y restât, et même en plusieurs versions concurrentes […] 

L’auteur a pris le parti d’adopter un style ciselé et foisonnant qui met sur le même plan les détails anecdotiques et les informations clés de l’histoire du couple, ce qui met le lecteur dans la même position que le narrateur : submergé d’informations précises mais changeantes, il est forcé d’effectuer un tri et de disséquer le mystère de l’histoire (dé)voilée. Avec une faconde homérique, Marie livre en effet une « épopée ininterrompue, orale, toujours renaissante, avec ses variations sans fin – et souvent contradictoires » à un narrateur à la fois enivré, épuisé, mais déterminé à élucider le mystère sur les zones cachées de cette histoire.

Séverine Radoux