Les prix littéraires de l’Académie

le palais des académies

Le palais des Académies © Arllfb

L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (Arllfb) a décerné ses prix littéraires 2022. Huit prix ont été décernés, couvrant différents genres littéraires.

Grand prix des Arts du spectacle

paque sisyphes

Ce prix annuel doté de 1.500 € récompense une oeuvre théâtrale, mais aussi éventuellement un scénario de cinéma ou de télévision, un seul en scène, etc.

Le prix est décerné à Florian Pâque pour Sisyphes (Lansman).

L’avis du jury (par Paul Emond)

Né en 1992, Florian Pâque est également metteur en scène et acteur. Après une première formation théâtrale à l’Académie César Franck de Visé et des études de philologie romane à l’ULG., il suit à Paris le cours Florent, dans le cadre duquel il monte ses premiers spectacles. Il anime aujourd’hui la compagnie Le Théâtre de l’Eclat.

Déjà distingué par l’Académie qui lui a décerné, en 2021, son Prix Découverte pour ses deux premières pièces publiées, il vient de confirmer brillamment le développement de son talent avec Sisyphes (Lansman Editeur), auquel lui est attribué le Grand Prix des Arts du spectacle.

« Cette histoire est un mythe et tous les mythes s’écrivent au présent », déclare un acteur dans le prologue de la pièce. Particulièrement cruel dans sa vision de la condition humaine, le mythe de Sisyphe permet à Florian Pâque d’évoquer la situation des plus précaires condamnés à ne jamais s’élever dans une société en panne d’ascenseur social. Ce dont se fait l’écho l’absurdité d’une première scène qui reviendra tel un refrain : on a beau pousser sur le bouton d’un étage, à chaque fois qu’on sent monter l’ascenseur, puis que la porte s’ouvre, c’est le rez-de-chaussée qui apparaît.

Tel est le destin d’Hélène et Benoît qui espèrent désespérément percer le plafond de verre les maintenant dans l’adversité. L’auteur fait s’entrecroiser les époques et multiplie les anachronismes pour raconter l’histoire de ce couple intemporel, paysans criblés de dettes au Moyen Age, ouvriers privés d’emploi par l’arrivée du machinisme au XIX°, travailleurs contemporains surexploités par l’ubérisation, toujours maintenus au même niveau zéro, malgré leurs efforts incessants pour échapper à un tel sort.

On ne peut qu’apprécier la façon dont Florian Pâque s’empare d’un tel sujet qui n’est pas sans risque. Rien de lourd ou de pathétique dans sa façon de faire. Toute de vivacité, l’écriture de Sisypes varie sans cesse les registres narratifs et les modes d’énonciation. Elle manie la férocité et le burlesque dès qu’elle met en scène les relais du pouvoir, fonctionnaires, religieux, industriels, voire aujourd’hui les algorithmes, et s’amuse bien souvent à grossir le trait jusqu’à la farce. Elle passe sans transition à des dialogues où l’intimité du couple est rendue avec tendresse et poésie. Elle ne craint ni l’arrêt réflexif, ni l’adresse au public, comme dans le finale qui questionne une dernière fois l’infernale répétition imposée par le mythe : « Sisyphe est-il vraiment condamné à ne jamais s’élever ? » Et si cela ne dépendait que de nous ? suggère l’auteur.

Grand prix de Poésie

vandenschrick tant suivre les fuyard

Prix annuel doté de 1500 €, le prix de Poésie est attribué pour l’ensemble d’une œuvre ou un recueil remarquable d’un.e poète.sse belge.

Le prix est décerné à Jacques Vandenschrick pour Tant suivre les fuyards (Cheyne).

L’avis du jury (par Éric Brogniet)

Dans son dernier recueil de poèmes, Tant suivre les fuyards (Cheyne, 2022), Jacques Vandenschrick, né en 1943, poursuit une œuvre poétique exigeante, menée avec discrétion depuis Vers l’élégie obscure, paru chez le même et unique éditeur en 1986. Quasi tous les titres de son œuvre font explicitement référence à une spatialité et à une temporalité marquées par la notion d’écart : Livrés aux géographes, Traversant les assombries, Avec l’écarté, En qui n’oublie, Demeure en la demande et jusqu’à ce tout récent Tant suivre les fuyards en sont des exemples. Qu’est-ce que cela dit sur le sens profond de ce travail d’écriture ? Le poète considère-t-il comme Marcel Proust que tout grand livre est écrit en une langue étrangère ?  Comme ce fut le cas pour André Du Bouchet, l’acte de prendre la parole ne se fit-il  aussi pour Vandenschrick qu’à la suite d’une forme originelle de sidération ou de perte ? Il s’en explique dans Etats provisoires du poème II :

Je me demande parfois ce que la confusion d’un moment de cet ordre peut bien m’avoir appris sur la poésie, sur son sens, sur le goût de dire, sur le devoir de se forcer à travailler le dire, sur le secours de la parole quand elle arrive à revenir du silence… [1]

Comme Zacharie frappé de mutité par l’annonce divine de sa future paternité, le poète ne recouvre la parole qu’à partir d’un choc initial. C’est dans un obscur noyau de silence que réside ce qui donne naissance au poème. Jean-Baptiste Pontalis a écrit à propos de la question de l’énigme de l’image une conclusion qui rejoint celle des travaux d’Henri Maldiney. Elle constitue pour  le poète d’aujourd’hui un fondement pour la réflexion sur la nature de son art  :

Pour entendre, pour dire, il faut tout à la fois que l’image, dans sa présence obnubilante, s’efface et qu’elle demeure dans son absence. L’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son commencement. Quand la perte est dans la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin [2].

La conscience de l’écart  est donc fondamentale :

« Nous pouvons admettre qu’il n’a jamais existé pour de bon, cet avant. […]  Nous voulons bien concéder que nous n’avons pas connu de terre natale et qu’aucune mémoire ne saurait donc nous la faire rejoindre ; que nous ne toucherons pas non plus de terre promise et qu’aucune allégeance ne peut nous y faire aborder. Pourtant la certitude d’une chose sans nom nous accompagne ».[3]

Le poème n’est donc pas un moyen de réinvestir, comme certains l’ont cru, un paradis perdu : au contraire il nous engage à l’inconnu. Le poème est le lieu non pas d’une fixation, mais d’un perpétuel nomadisme. D’une réparation peut-être. Les figures récurrentes dans l’oeuvre du poète que sont le fuyard, l’exilé, l’étranger, le réfugié, l’errant, le disparu ou le mort déclinent toutes les nuances d’une condition existentielle et spirituelle de l’Homme :

 Si mon rapport au langage est aujourd’hui – et passionnément – un rapport à la langue française, je ne puis m’empêcher de repenser très souvent au fait que ma langue maternelle, celle que ma mère m’a apprise, l’inflexible syntaxe à laquelle je continue de devoir plier mes poèmes, n’était pas la langue maternelle « d’origine » de ma mère ; et l’anecdote pourtant banale – puisqu’elle est le lot de tant de vrais déracinés – m’a toujours paru lourde d’un sens obscur sur le rapport que le fait d’écrire entretient avec le réel. Le poète serait-il, lorsqu’il parle, un muet qui s’est réveillé « d’avoir perdu sa langue », sa « vraie première langue » ?[4]

Tout le propos de l’oeuvre poétique de Vandenschrick se situe là : une appréhension de la réalité et du monde — son écriture et ses images sont  sensibles et sensuelles, nullement désincarnées — et un élan vers un réel supérieur. Le poème y est le véhicule d’une approche de l’Être.  Les figures de la femme, de la jeune fille et de l’errant, du frère et de l’outrage, de la blessure et du pardon y occupent une place centrale.

Comme nous, pèlerins de ce qui ne veut rien dire, qui rêvons de ce qui n’existe pas, qui jetons du sel sur les pages, le maître injuste savait-il ce que les larmes acceptent d’avouer ? […]


[1]  États provisoires du poème II, Ouvrage collectif, Chambon-sur-Lignon et Reims, Cheyne éditeur et La Comédie de Reims, 2000.
[2] Jean-Baptiste PONTALIS, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais« , 2002.
[3] Ibidem, op. cit.
[4] États provisoires du poème II, op. cit..


Grand prix du Roman

mabardi sauve est celui qui se sauve

Récompense annuelle dotée de 1.500 €, le prix du Roman couronne un auteur ou une autrice belge, pour un ouvrage (roman, nouvelles, fictions en prose, etc.) publié durant l’année.

Le prix est décerné à Veronika Mabardi pour Sauvage est celui qui se sauve (Esperluète).

L’avis du jury (par François Emmanuel)

Sauvage est celui qui se sauve a touché et convaincu les jurés du Prix du Roman, par l’intensité de la démarche d’écriture en direction du frère absent, trop tôt disparu.

Il est rare de ressentir à ce point combien les récits, sollicitant la mémoire, cherchent à cerner, circonvenir, tenter de donner sens, au silence qui fut le sien au temps où il vivait.

A l’assaut de ce silence le livre avance par saccades, par détours, par saignées de sens, et c’est cette avancée tâtonnante, ce corps à corps de l’autrice avec l’énigme de son frère mort, qui donne à l’écriture du livre sa puissante dimension performative.

Comme si le présent de la recherche tentait de rejoindre dans un découvrement progressif, le mouvement, la quête, la ligne brouillée et pour une grande part insaisissable de ce que fut la vie de Shin Do.

Dans ce mouvement vers l’absent, toute une famille se découvre : accueillante et métissée, riche de ses idéaux, pénétrée de fêlures et de lignes de force. La démarche d’écriture fait aussi retour sur celle qui écrit composant un émouvant roman mosaïque, un « tombeau » grand ouvert pour celui qui traversa la vie trop vite, ne laissant que quelques traces muettes, graphiques, des paroles furtives, et la très forte envie de comprendre chez celle qui est restée.

Prix Découverte 2022

Vincent Poth

Vincent Poth

Annuel, le prix Découverte couronne une œuvre littéraire (principalement la poésie, mais également le roman, le théâtre…) d’un auteur, prioritairement âgé de moins de 40 ans. Ce prix peut être attribué sur manuscrit.

Le prix est décerné à Vincent Poth, pour Aléas sans amarre- Ou livre de pensées (aphorismes, inédit).

L’avis du jury (par Philippe Lekeuche)

Le « Prix Découverte » de l’Académie est destiné à une jeune autrice ou à un jeune auteur de moins de 40 ans et il est décerné à un ouvrage relevant soit de la poésie, du roman, du théâtre, ou d’un autre domaine de la création littéraire. Il est attribué à un livre déjà édité ou encore inédit.

Cette année, le Jury a décidé – avec une large majorité – d’honorer un livre inédit d’aphorismes, intitulé : « Aléas sans amarre – Ou livre de pensées » dont l’auteur est Vincent Poth. C’est, par ailleurs, la première fois que l’Académie décerne un de ses Prix à un livre d’aphorismes.

Vincent Poth est né en 1989 et il est essentiellement poète. Il a commencé à écrire de la poésie il y a une dizaine d’années dès l’âge de 23 ans et avait publié en 2018 un premier recueil intitulé « À l’abri de l’abîme » dans lequel il faisait déjà preuve d’une grande maîtrise tant de la poésie métrique que du vers libre ou du poème en prose.

Le livre qui se voit honoré aujourd’hui est, comme nous l’avons dit, un ensemble d’aphorismes, le tout formant un volume d’une centaine de pages. Vincent Poth y évoque les thèmes de l’amour, de la destinée, de la création poétique, ses aphorismes circulant à travers les différentes dimensions de la condition humaine. Le Jury a été très sensible au style, à l’écriture élégante voire classique, à la profondeur et à la finesse des pensées qui se trouvent formulées avec une grande exigence et une rigueur d’écriture remarquable. L’auteur y fait apparaître divers états d’humeur et d’ambiance allant de l’humour parfois féroce et sarcastique à une tonalité mélancolique démontrant une grande lucidité sur ce qui nous constitue en tant qu’humains, dans un monde rempli d’aléas, de tourments et des soubresauts de la vie quotidienne la plus concrète.

Vincent Poth y fait preuve sans ostentation d’une belle maîtrise de la langue française et d’une sagacité philosophique et psychologique pénétrant les tréfonds de nos âmes humaines. Il ne cède jamais à la facilité, ni à la légèreté ou aux paradoxes gratuits mais témoigne d’une profondeur de pensée qui peut cependant parfois pirouetter à la surface des expériences vécues au fil des jours.

Ce kaléidoscope de la vie humaine apparaît tel un miroir diffractant toutes les facettes de notre humaine condition. Ce sont là les raisons qui ont motivé l’Académie à honorer ces « Aléas sans amarre – Ou livre de pensées ». C’est pourquoi nous adressons toutes nos félicitations à Vincent Poth que nous accueillons aujourd’hui.

Grand prix de l’Essai

baetens illustrer proust histoire d'un défi

Le grand prix de l’Essai récompense l’auteur belge d’un essai. Les domaines concernés sont : la philosophie, l’histoire, la sociologie, la spiritualité, la religion… à l’exclusion de la critique littéraire, l’histoire de la littérature, la linguistique et la philologie qui font l’objet de prix distincts.

Le prix est décerné à Jan Baetens pour Illustrer Proust. Histoire d’un défi (Les impressions nouvelles).

L’avis du jury (par Luc Dellisse)

Dans le cadre du Grand Prix de l’essai, qu’elle décerne annuellement, l’Académie royale de langue et de littérature a désigné comme lauréat 2022 Jan Baetens pour son ouvrage : Illustrer Proust. Histoire d’un défi (Les Impressions nouvelles). 

Cet ouvrage à l’iconographie abondante examine les réponses successives données par les artistes et leurs éditeurs au désir et à la difficulté d’illustrer Marcel Proust, depuis plus d’un siècle. Il en retrace l’histoire, du premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours (1896), illustré par Madeleine Lemaire, un des modèles de Mme Verdurin, à la nouvelle édition d’Un amour de Swann, « ornée » par Pierre Alechinsky en 2013.

Le jury a été particulièrement sensible à l’importance de la recherche, à la qualité de la réflexion et surtout, à l’originalité du point de vue choisi pour aborder l’œuvre de Marcel Proust dans sa radicalité poétique qui la rend « impossible » à illustrer tout en provoquant sans cesse le désir de le faire. En pleine année de célébration proustienne, cet essai aux brillantes qualités d’écriture renouvelle l’approche d’une œuvre majeure, que son importance même tend à sacraliser, et qu’il importe de redécouvrir avec la fraîcheur de la première fois. Jan Baetens, qui compte une œuvre importante d’essayiste et de poète, réunit ici, dans un livre remarquable, les deux faces de son talent.

Grand prix de linguistique et de philologie

gosselin aspect et formes verbales en francais

Ce prix récompense l’auteur belge, mais également l’auteur étranger écrivant en langue française, d’un essai. Le prix est réservé à la linguistique en tant que théorie du langage, et à la philologie comme étude de la langue, analyse de textes littéraires, etc.

Le grand prix de linguistique et de philologie est décerné à Laurent Gosselin pour Aspect et formes verbales en français (Classiques Garnier).

L’avis du jury (par Anne Carlier)

Laurent Gosselin est professeur à l’Université de Rouen et sa recherche consiste à démêler la complexité sémantique de ce qui est appelé parfois rapidement « les temps verbaux ». Les temps ver­baux occupent un rôle central dans la langue, non seulement parce qu’ils per­mettent d’an­crer, dans le monde qui nous envi­ronne, les situa­tions évoquées au moyen des formes verbales, en les situant par rapport au hic et nunc du locuteur, mais aussi parce leur enchaînement dans un texte résulte non pas en une suite décousue d’énoncés, mais permet de construire un récit cohérent doté d’une chronologie.

Laurent Gosselin est l’auteur de cinq livres en ce domaine, dont le premier, intitulé Sémantique de la temporalité en français, paru en 1996 chez Duculot, a marqué sa notoriété internationale et lui a valu un doctorat honoris causa de l’Université d’Uppsala en 1998 et une médaille de bronze du CNRS en 1996.

Après ce premier livre sur le temps suivent deux ouvrages sur la modalité, à savoir Temporalité et modalité (Duculot-De Boeck, 2005) et Les modalités en français (Brill-Rodopi, 2010), qui répondent à la question : comment exprimer ses doutes, ses rêves, ses craintes, son engagement, son appréciation ou son rejet, les ordres qu’on subit, en se servant de ses outils polyvalents que sont les temps verbaux. En guise d’illus­tration, l’emploi du futur dans Pierre me répondra, pouvant signifier soit un ordre ‘P. doit me répondre’ soit une incertitude ‘P. me répondra sans doute’ ou encore l’imparfait marquant une situation qui a été évitée de justesse dans Une minute de plus, et le train déraillait.

Les deux derniers livres en date portent sur une notion moins connue du grand public et plus difficile d’accès, à savoir l’aspect. Qu’est-ce que l’aspect ? L’aspect concerne la structure interne de la situa­tion évoquée par le verbe. S’agit-il par exemple d’une situation qui est perçue comme étant stable et sans limite ou d’un procès dynamique, évoquant une évolution. Ce procès est-il associé ou non à une limite intrin­sèque ? Pourquoi ne peut-on pas être en train d’aimer ou finir d’aimer alors qu’on peut être en train de dormir, et finir de dormir ? Parce qu’aimer évoque un état stable, perçu comme sans limites, alors que dor­mir est un procès ayant une structure temporelle interne, supposant un début et une fin et un ensemble de mo­ments ordonnés entre le début et la fin. La complexité de la catégorie de l’aspect en français provient de la variété de ses moyens d’expression : outre le lexique verbal, l’aspect peut s’exprimer par des préfixes et la construc­tion. Ainsi l’illustre l’opposition aspectuelle entre dormir et s’endormir : on peut dormir mais non pas s’endormir durant des heures et on peut s’endormir en cinq minutes mais non pas dormir en cinq minutes, parce qu’à l’opposé de dormir, s’endormir consiste à franchir un seuil – séparant l’état d’é­veil et l’état de sommeil – au-delà duquel le procès ne peut se prolonger. L’aspect peut également s’ex­primer via les temps verbaux, comme l’opposition entre passé simple et imparfait. Celle-ci est lourde de consé­quences dans l’exemple L’enfant se noyait / se noya au moment où son père lui tendit une perche : issue heureuse avec l’impar­fait, catastrophique avec le passé simple. On n’oubliera pas non plus la pano­plie de péri­phrases verbales dont dispose le français pour marquer l’aspect (par exemple : il menace de pleu­voir), dont certaines ont disparu au fil du temps (par ex. soloir marquant l’habitude en français médié­val).

Il nous a semblé important de situer l’ouvrage couronné dans le projet de recherche global que Laurent Gosselin construit depuis trente ans, et qui consiste à conceptualiser la manière dont la langue française exprime, souvent à travers les mêmes formes, la localisation d’une situation dans le temps, son statut certain ou incertain (modalité) et la manière dont cette situation se déroule (aspect).

L’œuvre de Laurent Gosselin est caractérisée par une grande érudition : il combine perspectives philo­so­phiques (en fréquentant tant philosophes de l’antiquité que philosophes de la modernité, dont les phéno­mé­no­logues comme Husserl et Ricoeur et la philosophie analytique anglosaxonne), approches littéraires, rhéto­riques et discursives et analyses linguistiques. Une deuxième qualité est la clarté de sa pensée et la rigueur presque mathé­matique, qui se matérialise par sa volonté de modéliser même visuelle­ment la struc­ture des temps, dans la lignée des travaux de notre regretté confrère Marc Wilmet sur les temps verbaux. Il n’oublie pas pour autant d’intégrer le locuteur comme metteur en scène d’une per­cep­tion, offrant ainsi un éclairage sur la nature de l’activité du langage, et sur les rapports entre langue et cognition. Soulignons enfin que Laurent Gosselin n’est pas seulement chercheur, mais a aussi pour rôle de « pro­fes­ser » la science auprès de ses étudiants, et ce dernier livre en a bénéficié : son organisation est conçue comme allant du plus acces­sible au plus complexe, avec la volonté d’éviter toute technicité superflue. C’est égale­ment une qualité que le jury a particu­lière­ment appréciée : il est important que la recherche de haut niveau scienti­fique ne soit réservée aux pairs, mais ait une diffusion aussi large que possible.

Prix Nessim Habif

Négar Djavadi

Négar Djavadi

Biennal, ce prix récompense une personnalité, issue de la francophonie hors de France, pour une œuvre importante et de qualité écrite en langue française.

Le prix Nessim Habif est décerné à Négar Djavadi pour l’ensemble de son oeuvre.

L’avis du jury (par Nathalie Skowronek)

Le prix Nessim Habif récompense une œuvre écrite en langue française par un écrivain qui n’est pas Français d’origine.

Je suis la petite-fille d’une femme née au harem. Non seulement j’étais une fille, mais je n’avais pas hérité des yeux bleus de la dynastie des Sadr. Ainsi parle Kimiâ, double romanesque de Négar Djavadi. Née en Iran en 1969, elle fuit la Révolution islamique en traversant à cheval les montagnes du Kurdistan. Négar a onze ans et s’installe avec sa famille à Paris. Pour s’intégrer il lui faudra « désapprendre » sa culture d’origine et se fondre dans les codes occidentaux. Ne pas faire de vague, ne pas montrer que l’on n’est pas d’ici. Le français pourtant est acquis. Négar suit sa scolarité au lycée français de Téhéran. Sans doute est-il pour quelque chose dans son amour pour notre langue et sa littérature.

S’inspirant en partie du parcours de son auteure, Désorientale, paru en 2016, raconte la saga d’une famille d’intellectuels iraniens sur trois générations. Il rencontre un grand succès critique et de librairie et sera traduit dans une dizaine de langues. Alors une question s’impose : pourquoi y revenir aujourd’hui, six ans plus tard ? Parce que Désorientale nous fournit un formidable et nécessaire témoignage sur la résistance iranienne. D’abord au régime du Shah, ensuite à Khomeiny, par extension à ce que traverse le pays depuis de nombreux mois. Et qu’est-ce que la littérature si elle passe à côté de son temps ? Négar Djavadi nous restitue un Iran des années 70 où l’on rêve de « corps SophiaLorenti » et de « cheveux coupés à la mode NathalieWoodi », où l’on a peur, où l’on se cache. En d’autres mots, la liberté qui a été enlevée aux Iraniens et pour laquelle ils se battent encore aujourd’hui. Hommes et femmes côte à côte. À qui nous voulions aussi, avec nos moyens, envoyer un signe de solidarité et de fraternité.

Nul doute qu’avec un tel héritage, on ne se détourne pas de l’engagement politique. Ce que révèle Arène, deuxième roman paru en 2020, qui livre un portrait de notre monde contemporain depuis Paris, sa banlieue, ses réseaux sociaux, sa jeunesse désabusée, ses travailleurs. Une façon de continuer d’aller voir là où les aspirations à un meilleur sont éternellement repoussées.

Ajoutons enfin que Bruxelles n’est pas une destination inconnue pour l’auteure. Elle y suit des études de cinéma à l’INSAS (« J’avais dix-huit ans et des cheveux qui m’arrivaient à la poitrine »), célèbre le tram 71 et une ville qui « lui rappelle l’Orient, par sa simplicité et sa naïveté, par la nonchalance avec laquelle le temps s’écoule ». Alors oui, pour toutes ces raisons, c’est avec beaucoup de fierté que nous vous remettons le prix Nessim Habif. Et de nous confirmer que la littérature, autrement qu’à travers la ronde des actualités et les mirages de la Silicon Valley, a encore toute sa place pour dire le monde, nous vous sommes reconnaissants.

Prix André Gascht

Pascale Tison

Pascale Tison

Biennal, le prix André Gaxcht récompense une personnalité de la critique (presse, radio, télévision, internet, etc.) en activité au cours de l’année durant laquelle le prix est décerné ou pour son rôle éminent dans la critique.

Le prix est décerné à Pascale Tison pour l’ensemble de son travail critique.

L’avis du jury (par Caroline Lamarche)

Après des études en Philosophie et Lettres aux universités de Liège puis de Paris 7, Pascale Tison écrit ses premiers textes sur le théâtre, l’art et la danse, entre autres dans Ballett International, Nouvelles de Danse ou le Magazine littéraire. Elle travaille comme comédienne avec Marion Hansel et Jacques Doillon, écrit deux pièces de théâtre, La rapporteuse et La chute des âmes, publiées chez Lansman et qui ont reçu respectivement le prix Promotion-théâtre et le prix Charles Plisnier, avant La mélancolie du libraire, chez Lansman également. Son premier roman Le velours de Prague est finaliste du Rossel 1996, puis elle publie La joie des autres en 2002 à l’Esperluète.

Comme réalisatrice en radio, elle a obtenu deux fois le Grand Prix Paul Gilson de la Communauté des Radios Francophones Publiques, pour L’ombre du son (1997) et Parole donnée aux animaux (2000). Productrice à partir de 1995 de l’émission Parole donnée sur Musiq3, elle a enseigné à l’INSAS et à l’IAD. Depuis quelques années elle est responsable de la création radiophonique sur la Première et productrice de l’émission quotidienne Par Ouï Dire, ce qui lui a valu le Prix d’Honneur SCAM 2018. Par Ouï-Dire propose des documentaires et des créations radiophoniques ainsi que des entretiens.

Pascale Tison consacre une émission hebdomadaire à la littérature et a recours, pour faire entendre la langue des auteurs, à nos meilleurs comédiens, comme Jo Deseure ou Angelo Bison, quand elle ne lit pas elle-même de sa voix précise et lumineuse. Elle y rend hommage, avec finesse et un métier très sûr, aux écrivains vivants ou disparus, de sorte que son émission constitue un remarquable trésor d’archives pour nombre d’auteurs, tels Marcel Moreau, Jacques De Decker, Pierre Mertens, Carl Norac, Corinne Hoex, Vinciane Despret, Veronika Mabardi,  pour n’en citer que quelques-uns ou quelques-unes. Elle a toujours cherché, dans son travail et ses engagements, à privilégier la création belge francophone, entre autres par un partenariat avec la collection patrimoniale Espace Nord pour l’appel à projet de création radiophonique Gulliver. Créatrice tout-terrain, elle a fusionné à merveille son amour de la radio et sa passion pour la littérature.

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