Genèse et devenirs d’un super-héros

Un coup de cœur du Carnet

Charline LAMBERT, Docteur Strange. Les mains et l’esprit, Impressions nouvelles, coll. « La Fabrique des héros », 2023, 128 p., 13 €, ISBN : 978-2-39070-048-7

lambert docteur strange les mains et l'espritAvant d’être interprétation, embardées herméneutiques, la lecture est affaire de perception, d’attention à des plis conceptuels, narratifs, diégétiques. C’est sous l’angle des modifications des niveaux de perception que subissent le Docteur Strange et ses lecteurs/spectateurs que la poétesse, essayiste et chroniqueuse Charline Lambert interroge le super-héros des Marvel Comics, créé par Stan Lee et Steve Ditko, apparaissant pour la première fois en 1963. Attentif aux points de bascule, aux inflexions de la trajectoire du « plus grand neurochirurgien du monde », à l’accident de voiture qui occasionnera la perte de ses mains en or, Docteur Strange. Les mains et l’esprit retrace la genèse et les devenirs d’un homme arrogant, auréolé d’un ego surdimensionné. A la faveur de la blessure, une série de métamorphoses l’entraîne dans une initiation, dans l’épreuve d’une conversion qui l’amène à se déprendre des grilles de la pensée occidentale et à s’ouvrir aux sagesses de l’Orient.

Avec brio et vitesse  spéculative, Charline Lambert mobilise les pensées de Deleuze, de Leibniz, des arts martiaux, opère des incursions dans la mécanique quantique et la relativité restreinte et générale afin de sonder les manières dont le héros entre dans un processus de « contre-effectuation » des événements, se forme dans le monastère de Kamar-Taj auprès de l’Ancien, le « sorcier suprême de la Terre ». Se ralliant au stoïcisme, à l’amor fati qui sera réélaboré par Nietzsche et Deleuze, le super-héros en vient à se déprendre de la logique occidentale, de sa métaphysique dualiste et d’une pensée de l’égo basée sur un cogito cartésien « maître et possesseur de la nature ».

Voyant le jour dans les Sixties, éblouissantes années d’effervescence créatrice, politique, de libération politique, sexuelle, esthétique, le personnage du Docteur Strange s’engage dans la voie de l’exploration intérieure des puissances de l’esprit auprès de l’Ancien, dépositaire de pouvoirs magiques, grand maître des Arts mystiques. Dans le champ poétique comme dans celui de l’essai, Charline Lambert creuse les questions des dimensions de la réalité (de l’univers, des créatures qui le peuplent, des mots), de l’identité, des rapports entre le corps et l’esprit, la vie et la mort. Davantage qu’expérimenter une simple différence de focale dans la perception du réel, du rêve, de la vie, de la mort, Docteur Strange revisite les croyances, le substrat métaphysique qui sous-tendent l’approche occidentale de la finitude. Comment le coup du destin qui frappe un éminent et brillant représentant de la science occidentale, d’une médecine non holistique, qui le prive de l’usage de ses mains, l’amène-t-il peu à peu à passer d’une vision anthropocentrée à un décentrement de la place de l’humain dans un cosmos dont il n’occupe pas le centre, dont il n’est que l’une des formes d’expression, l’une des monades ? Fine connaisseuse des pensées orientales, Charline Lambert déplie le syncrétisme des enseignements bouddhistes, des sciences occultes, de New Age qui, en phase avec l’esprit des années 1960, nourrit les comics. L’aptitude à la projection astrale, l’art de manipuler la pierre du Temps, les artefacts magiques tels que la cape de lévitation, l’amulette divinatoire appelée l’Œil d’Agamotto, le livre des Vishanti transforment Docteur Strange en un puissant sorcier chargé de protéger la Terre contre les forces du mal. La déconstruction de l’identité personnelle, du régime du savoir-pouvoir se double d’une refondation spirituelle, d’une entrée dans la déprise, dans l’absence d’ego, dans la voie bouddhiste du « non-agir ».

La condition préalable à l’apprentissage du Dr Strange est donc de se déprendre des habitudes de pensée et de la raison occidentales pour « comprendre » autrement qu’avec les sens habituels.

La saga des comics Dr Strange et des films qui en seront tirés est approchée comme un objet baroque, multiperspectiviste, dont des facettes d’intelligibilité sont ressaisies par les analyses deleuziennes de Leibniz et de l’«  autre raison », la raison non classique du baroque. Munie de sa cape de lévitation (qui ne relève pas du cosplay mais d’un devenir), d’une fabuleuse aptitude à voyager dans les interstices des mondes, des courants de pensée, dans les géométries non euclidiennes, dans l’œil des mandalas, Charline Lambert porte les aventures du Dr Strange à la hauteur d’une quête qui rejoue les évidences qui nous entourent.

Véronique Bergen

Plus d’information