Enfouir le puits, tout comme la vie

Alex LORETTE, Aussi long que le silence, Lansman, 2023, 56 p., 12 €, ISBN : 9782807103733

Un beau puits… Du solide. (…) Rien que des blocs de tuffeau, doux au toucher, comme la peau d’un bébé. (…)
Le puits était plus beau que la maison.
La maison n’a jamais été agréable. (…) Il y faisait sombre. On aurait dit un terrier. Oui, la maison faisait penser à un terrier… un terrier à lapins, avec des galeries partout. 

lorette aussi long que le silenceDepuis plusieurs générations, la famille de Georges vit dans une petite maison, dans un coin reculé où tourbières et sables mouvants s’étendent à foison. Georges a grandi dans cette demeure, puis s’y est installé avec sa femme – une fille qui n’était pas du village – au grand désarroi de sa mère. Une fois cette dernière partie, la femme a fait condamner le puits qui trônait devant la maison. Il lui gâchait la vue. Mais sous la terre, le puits était toujours là et n’avait pas dit son dernier mot.

Un jour, Georges a disparu, laissant derrière lui sa femme et trois orphelins. Une entrepreneuse explique à la mère que la maison risque de s’écrouler à cause de l’humidité et qu’il faudrait entreprendre de gros travaux. Mais celle-ci ne veut rien entendre. Elle attend désespérément que son mari revienne. Prendre de telles décisions sans lui est inenvisageable. Elle n’arrive déjà pas à joindre les deux bouts alors comment payer une telle rénovation ? Pourtant, l’odeur d’humidité s’infiltre partout et, de page en page, ne fait qu’empirer. Les paroles de sa sœur (la tante), venue l’aider, n’y changent rien. Pourquoi ne vend-elle pas carrément ?

Le fils aîné non plus ne veut rien entendre : ils ont toujours vécu là et y resteront. Peu à peu, ce dernier, qui trainait à longueur de journée, prend de l’assurance et occupe la place laissée vacante par le père. Il a hérité du regard mauvais de la mère de Georges. Il prend d’ailleurs un malin plaisir à persécuter son petit frère (le fils cadet) et l’entraine dans des jeux de plus en plus dangereux, notamment près de la plaque en acier qui recouvre le puits. Depuis la disparition de Georges, le fils cadet a cessé de parler et « ne pousse pas droit ». Sa sœur (la fille) essaie de rassurer son petit frère. Elle le couve du mieux qu’elle peut et garde espoir d’un avenir meilleur. Elle a hérité du bon cœur de Georges. Où ce dernier est-il parti ? Que lui est-il vraiment arrivé ? Pourquoi la mère refuse-t-elle à ce point de prendre des décisions et nie-t-elle la mort de son mari qui semble pourtant évidente ? Pourquoi le fils cadet a-t-il arrêté de parler ? Le fils aîné va-t-il avoir un sursaut de lucidité ou va-t-il au contraire enfoncer sa famille dans une fin sans issue ? L’odeur et l’humidité continuent d’augmenter, de s’insinuer partout et entrainent avec elles une catastrophe qui semble inéluctable.

Dans ce drame familial publié aux Éditions Lansman, nous voyageons entre passé et présent. Les récits s’entremêlent : ceux des voisins et voisines qui reviennent sur cette triste histoire et celui de la famille et son issue mortifère. On sent le malheur couver dans cette famille où le déni est roi, où les non-dits et les secrets se ramassent à la pelle. C’est comme si enfouir le puits avait déclenché la colère des dieux. La folie prend possession petit à petit des personnages. En exergue du texte, les citations de Michel Foucault sur la fin prochaine de l’humanité et le despote, résonnent particulièrement.

Avec son regard singulier empreint de lucidité, Alex Lorette met en scène la violence de notre monde déséquilibré. Sans tendresse ni complaisance, son texte dévoile les travers d’une famille. Mais tout n’est pas sombre pour autant. Une lueur d’espoir, de vie, jaillit du personnage de la fille. L’écriture d’Alex Lorette se teint de poésie. Jean-Marie Piemme dit de son écriture « qu’elle regarde le réel dans les yeux, sans leçon de morale, mais dans une façon de suivre la violence au plus près. » Nous n’aurions pas pu dire mieux.

Émilie Gäbele

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