Arpentez les sentiers des astres

Stefan PLATTEAU, Les embrasés, Moutons électriques, coll. « Bibliothèque voltaïque », 2023, 348 p., 25 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 978-2-36183-844-7

platteau les embrasésDepuis 2014, Stefan Platteau construit son œuvre aux frontières du mythe, de la fantasy et de la Nouvelle Histoire. Doté d’un imaginaire foisonnant et d’une grande rigueur dans la construction de son monde, l’auteur développe un univers post-médiéval d’une remarquable cohérence marqué par la double influence des cultures celtiques et védiques.

Dans son cycle principal, le lecteur suit l’expédition d’un petit groupe de compagnons à travers une immense forêt boréale. Partis à la recherche d’un mystérieux oracle considéré comme l’ultime recours pour sortir d’une guerre civile qui ravage leur pays, les hommes remontent un fleuve au rythme lent de leur gabarre. De cette trame vont naître plusieurs autres. Car le passé de certains membres de l’expédition recèle bien des mystères et la promiscuité de leur embarcation ne manque pas d’attiser la curiosité et de pousser à la confidence. S’entremêlent alors les récits de vie de plusieurs passagers dans ce qui constitue in fine un immense roman choral s’étendant jusqu’à présent sur quatre volumes : Manesh (2014), Shakti (2016), Meijo (2018) et Jaunes Yeux (2021). S’y brassent d’innombrables thématiques dont ressortent quelques lignes de forces évidentes qui en font sa singularité : une approche humaniste dédaignant les grandes figures héroïques ; une réflexion sur la violence des puissants et ses conséquences sur les classes populaires ; une volonté d’explorer la complexité de la nature humaine et des représentations collectives qui traversent les sociétés.

Au-delà de ce projet au long cours (le cinquième et dernier volume est en cours d’écriture), l’auteur a signé également quelques romans, inscrits dans le même univers mais indépendants de sa trame principale : Dévoreur (2015), Le Roi Cornu (2019) ou encore Les eaux de sous le monde (2023). Ce dernier fait assurément figure de pièce maîtresse dans le volume que nous propose Les Moutons Électriques avec Les embrasés. Le recueil s’ouvre sur la nouvelle « Mille et une torches » que les lecteurs francophones de Belgique avaient eu la chance de découvrir en plaquette lors de la dernière édition de la Fureur de lire. S’en suit, Dévoreur indisponible chez l’éditeur depuis plusieurs années puis Les eaux de sous le monde, roman totalement inédit et couvrant près de deux-tiers du volume. La pertinence éditoriale d’un tel assemblage peut poser question mais n’enlève rien aux qualités évidentes des textes ici réunis.

« Mille et une torches » se présente comme un prologue aux Sentiers des astres et se centre sur l’épisode ayant entraîné la guerre civile qui constitue la trame de fond de la saga principale. La nouvelle, particulièrement resserrée, raconte le même événement à travers les points de vue opposés des deux personnages principaux : d’un côté Aïfe, jeune calfate de basse condition participant activement au soulèvement populaire en cours, de l’autre, l’intendant Lethor. L’occasion pour l’auteur de jouer sur les contrastes, de s’amuser avec la langue et de nous rappeler la place centrale qu’occupe l’oralité dans son œuvre où les personnages ne cessent de raconter et de se raconter.

Avec Dévoreur, Stefan Platteau signe assurément l’un de ses plus beaux textes. Variation sur le mythe de Chronos et réactualisation de la figure populaire de l’ogre, l’auteur renoue avec la cruauté traditionnelle du conte dans un récit particulièrement poignant. On y suit la progressive transformation d’un homme, Vidal, père jovial et attentif, en véritable monstre, géant cruel et affamé. Dans une approche dont le lecteur trouvera des échos dans La métamorphose de Kafka, Platteau incarne sa métaphore dans une monstruosité bien tangible. Car à travers cette mutation et au-delà de la figure fantastique, l’auteur interroge avant tout l’humain : la cruauté qui peut se cacher en chaque homme, la violence parfois feutrée au cœur la cellule familiale mais aussi le courage et l’abnégation de l’enfance face à l’adversité.

La véritable nouveauté et l’intérêt principal du recueil réside cependant dans Les eaux de sous le monde. On y retrouve le mage Peyr Romo, déjà au cœur de l’intrigue de Dévoreur, dans une mission bien particulière. Mandaté par une ancienne amie devenue abbesse pour enquêter sur de mystérieuses apparitions, il se retrouve confronté à une entité qui terrorise deux ordres religieux de moniales. Rapidement se révèle la rivalité séculaire qui oppose les deux communautés. Bien que le personnage principal soit le même que dans Dévoreur, le récit délaisse la forme du conte pour puiser davantage dans la tradition des détectives de l’étrange (genre aux frontières du policier et du fantastique particulièrement représenté dans les littératures populaires). Le mage mène ici une véritable enquête et tente de mettre au jour les causes qui présideraient à la soudaine arrivée de cette entité surnaturelle. Dans une ambiance poisseuse proche du huis clos, lourde de secrets et de non-dits, l’auteur prouve une fois de plus son goût pour les figures allégoriques. Car dans cette ville submergée par les eaux, la crue exceptionnelle fait aussi remonter à la surface des souvenirs qui auraient dû rester enfuis. Fidèle ainsi à son approche singulière des littératures de l’imaginaire, Stefan Platteau profite de son cadre fantastique pour naviguer dans les méandres de l’âme humaine et propose une réflexion tout en nuances sur le poids des souvenirs, la difficulté d’assumer les erreurs du passé et les efforts nécessaires pour accepter ses propres traumatismes. 

Les embrasés constitue assurément une excellente occasion de découvrir l’une des plus belles plumes de l’imaginaire francophone. La diversité des textes, la richesse thématique qui s’en dégage et les qualités de conteurs de l’auteur font de ce recueil une porte d’entrée idéale dans son univers. Une véritable invitation à arpenter avec lui les sentiers des astres. 

Nicolas Stetenfeld  

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