Avoir la fureur heureuse

Gioia KAYAGA, Insatiable, Maelström, coll. « Rootleg », 2023, 64 p., 8 €, ISBN: 978-2-87505-455-5

kayaga insatiableSi tu ne m’offres pas de quoi oublier la fin du monde
je m’emmerde très vite

Dans un long cri qui tient tant du chant que du rugissement, Gioia Kayaga ouvre sa propre peau pour mettre à nu toutes les contradictions de notre époque. Usant d’elle-même comme matière première de son expérimentation, c’est avec une sincérité à toute épreuve que la poétesse s’empare des sujets qui font grincer les dents du patriarcat bourgeois, blanc et bien-pensant. De l’imaginaire pornographique qui hante nos réflexes charnels aux traces indélébiles laissées par le colonialisme sur la langue, les corps et les esprits, le souffle de Kayaga soulève les tapis pour ne rien laisser dans l’ombre et la poussière. Secouant les absurdités consacrées qui fondent nos sociétés contemporaines, rigides et emmêlées dans leurs principes, la poésie qui transpire d’Insatiable apporte un vent frais et une lumière crue sur les rapports que l’on entretient à nous-mêmes autant qu’aux autres.

On le fantasme forcément puissant
puisqu’il gagne lui
Puisqu’il sait tirer les ficelles et que ses poches sont
toujours pleines
Puisqu’il sait y faire lui
il a l’argent les fonds les financements l’aide
humanitaire l’oseille
Il connaît la langue des machines et les secrets de la
magie industrielle
Il transforme le cobalt en smartphones
le cacao en pralines
le pétrole en carburant pour les bagnoles et en
babioles en plastique

Tout cela ne se fait pas sans violence et, sans en faire l’apologie, la poétesse revendique le droit de se défendre. Ne pas subir revient à trouver (puis crier) les mots pour dire les déséquilibres et les ambiguïtés, des mots qui sont comme les mouvements d’une danse joyeuse qui fait bouillonner le sang. Avec humour et détermination, Gioia Kayaga démolit les carcans qui enserrent celles et ceux à qui l’on ne laisse pas d’espace pour exister. Cette entreprise passe évidemment par la force des mots, mais aussi par celle du corps, compagnon premier trop souvent déprécié au bénéfice des abstractions, extrapolations et autres intrigues rendues possibles par l’esprit et qui, pourtant, témoigne d’une puissance d’action tout aussi formidable.

Je reconditionne mon esprit et mon corps
Je renais à chaque cours de boxe
J’aurais pu ne jamais devenir moi
Suffoquer dans cette enveloppe trop étroite
À trente ans nouveaux réflexes nouvelle nature
Je suis accro aux courbatures
J’autorise mes muscles à crier ma rage
La même plume mais de nouvelles pages
Je réécris mon histoire

Porté par une « voix sans domicile fixe » qui gravite autour du plexus solaire, Insatiable apparaît comme une quête d’indépendance et de liberté à travers les liens mouvants qui nous unissent aux autres, qu’ils soient filles ou mères, amis ou amants, autant qu’aux paysages que nous traversons – et qui nous traversent en retour. Insatiable est un court texte radical qui résonne dans la nuit, un appel lumineux à écrire autant qu’à vivre selon ses propres termes. 

J’irradie pour toutes les sorcières toutes les filles
pas sages
les femmes infidèles et les folles du village
J’irradie pour toutes les punies brûlées abîmées ternies
séquestrées lapidées violées hystériques
J’irradie pour toutes celles qui se cabrent en dehors
du cadre

Louise Van Brabant

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