Archives par étiquette : Louise Van Brabant

Avoir la fureur heureuse

Gioia KAYAGA, Insatiable, Maelström, coll. « Rootleg », 2023, 64 p., 8 €, ISBN: 978-2-87505-455-5

kayaga insatiableSi tu ne m’offres pas de quoi oublier la fin du monde
je m’emmerde très vite

Dans un long cri qui tient tant du chant que du rugissement, Gioia Kayaga ouvre sa propre peau pour mettre à nu toutes les contradictions de notre époque. Usant d’elle-même comme matière première de son expérimentation, c’est avec une sincérité à toute épreuve que la poétesse s’empare des sujets qui font grincer les dents du patriarcat bourgeois, blanc et bien-pensant. De l’imaginaire pornographique qui hante nos réflexes charnels aux traces indélébiles laissées par le colonialisme sur la langue, les corps et les esprits, le souffle de Kayaga soulève les tapis pour ne rien laisser dans l’ombre et la poussière. Secouant les absurdités consacrées qui fondent nos sociétés contemporaines, rigides et emmêlées dans leurs principes, la poésie qui transpire d’Insatiable apporte un vent frais et une lumière crue sur les rapports que l’on entretient à nous-mêmes autant qu’aux autres. Continuer la lecture

Douceur captive entre les draps

Françoise LISON-LEROY, Nid, monotypes de Pascaline WOLLAST, Esperluète, 2023, 56 p., 15 €, ISBN : 9782359841732

lison leroy nidMon corps est une armoire. Je vis dedans. Quand elles viennent, je voudrais me cacher ailleurs. Je pourrais m’enfuir et elles ne verraient rien, je serais toujours là. 

Juxtaposées dans leur écrin blanc et noir, les phrases de Françoise Lison-Leroy ricochent sur les estampes de Pascaline Wollast, également magnétiques et sibyllines, à mi-chemin entre l’énigme et l’évidence. Ce bref récit poétique contient deux parties : « On a changé de pays » et « L’autre nuit » – deux parties qui se présentent comme les rives d’un fleuve, entre lesquelles serpente une histoire millénaire et pourtant toujours neuve. On a changé de pays introduit l’idée d’un mouvement, peut-être une fuite, un départ en tout cas qui bute d’emblée sur les murs d’une étrange maison, dont on ne sait s’il s’agit d’une prison ou d’un centre de soin – voire, de tout autre chose. Mais s’agit-il seulement d’échapper à quelque chose ou quelqu’un ? Peut-être est-il plutôt question de se soustraire aux regards, pour mieux retrouver ses souvenirs et les parfums tactiles du premier nid (ou premier lit) à l’approche du dernier. Continuer la lecture

Morceaux épars d’une certaine réalité

Un coup de cœur du Carnet

Emmanuel RÉGNIEZ, La reconnaissance, Arbre à paroles, coll. « iF », 2023, 128 p., 16, ISBN : 9782874067228

regniez la reconnaissanceC’est un jeu. C’est un point vibrant qui perce toutes les couches du temps. Ou alors, c’est une histoire d’amour indéfiniment différée qui prend la forme d’une longue et lente fuite luxueuse. On pourrait dire qu’ils sont deux, mais ce serait faire de ces personnages une entité qui ne représente pas la somme des solitudes qu’accumulent leurs pas conjoints, à travers l’espace et le temps – côté à côte, ils tracent des chemins parallèles qui ne se croiseront jamais.

Peut-être que ce que cherchait Clarisse, c’était une île, une île sans adresse, un lieu juste pour elle et moi, que cette île soit une véritable île, ou bien une île artificielle, créée par elle, pour que nous puissions nous y reposer, nous y arrêter, longtemps, plus longtemps, pour toujours. Continuer la lecture

En bordure de crépuscule

Corinne HOEX, L’ombre de toi-même, Tétras Lyre, 2023, 68 p., 15 €, ISBN : 978-2-930685-69-4

hoex l'ombre de toi-mêmePublié aux éditions Tétras Lyre, le dernier ouvrage de Corinne Hoex semble le miroir d’un autre, paru une dizaine d’années auparavant dans la même maison, L’autre côté de l’ombre (2012) : format identique, coexistence du texte et de l’image,  questionnement du visible et fractionnement d’un long poème en petites parts subtiles – comme pour étirer les secondes et y puiser plus encore de matière à explorer. L’ombre de toi-même est un livre délicat, patiemment tissé entre les instants nébuleux qui marquent l’entrée dans la nuit. Continuer la lecture

Attiser tous les feux

Pascale SEYS et Carine BRATZLAVSKY, Virginia Woolf, écrire dans la guerre, Midis de la poésie, 2023, 52 p., 10 €, ISBN : 9782931054086

seys bratzlavsky virgini woolf ecrire dans la guerreDe Virginia Woolf nous ne connaissons que peu de portraits. À vrai dire, toujours le même, présenté sous différentes nuances de gris. Fantomatique, transparente, Woolf nous apparaît sous un angle unique. Dans cet essai concis et parfaitement maîtrisé, Pascale Seys et Carine Bratzlavsky ajoutent une dimension à l’image fatiguée de l’autrice anglaise : on l’y découvre mouvante, mordante, habitée d’un feu que ni les conventions ni l’épouvantable marche du monde ne parviennent à étouffer.

Il est rare, au cours de l’Histoire, qu’un homme soit tombé sous les balles d’un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués, l’ont été par vous et non par nous. Continuer la lecture

Creuser la peau du poème

Un coup de cœur du Carnet

Charline LAMBERT, Sous dialyses précédé de Chanvre et lierre, postface Véronique Bergen, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 200 p., 10 €, ISBN : 978-2-87568-581-0

lambert sous dialyses precede de chanvre et lierreSous une couverture flamboyante qui tient tant de la soupe primordiale que de la supernova, Espace Nord réédite les deux premiers recueils de la poétesse Charline Lambert. Sous dialyses et Chanvre et lierre, tous deux parus en 2016 (l’un aux éditions L’Âge d’homme, l’autre au Taillis Pré), se font écho dans cette belle édition assortie d’une postface virtuose signée Véronique Bergen.

Un désir grouille, venu de plus loin encore que l’œsophage, un désir plus rond que l’ombilic, plus brûlant que l’urètre. Un désir sonore en canal, qui élargit les digues des artères et érode l’épiderme. Deviendra un chant plus tard, s’il n’est pas du chanvre.

Entrer en poésie comme Charline Lambert, avec elle, c’est glisser dans une eau claire : le liquide ourle la peau comme les mots, détache nettement des contours qui, à l’air libre, semblaient flous et s’affirment alors avec intensité, détermination, pour se couler dans un monde auquel ils ont toujours appartenu. Entrer en poésie comme on comble un vide avec un plein – le plein des mondes palpitants qui fourmillent sous les vertèbres. Continuer la lecture

Prêtez-nous vos yeux

Florence MINDER, Faire quelque chose. (C’est le faire, non ?), Arbre de Diane, 2022, 92 p., 13 €, ISBN : 9782930822228

minder faire quelque choseActrice et metteuse en scène, Florence Minder co-dirige la compagnie de théâtre Venedig Meer, basée à Bruxelles et qui défend « la fiction comme un lieu de pensées, d’innovation et de survie ». Autrice de plusieurs seule-en-scène, performances et autres pièces en collaboration avec différentes structures, Florence Minder semble trouver le terreau (très) fertile de sa (stupéfiante) créativité dans le collectif, l’hybride, le pas de côté. Faire quelque chose. (C’est le faire, non?) a vu le jour sur les planches de Mars-Mons Arts de la Scène en septembre 2020 ; un « instantané » de cette pièce, saisi à l’automne 2022, a donné lieu à cette première publication de l’autrice dans la collection « Les deux sœurs » de l’Arbre de Diane. Continuer la lecture

Corps fuyant, corps fracassant

Un coup de cœur du Carnet

Julie TRÉMOUILHE, Les loups seraient restés des loups, La place, 2022, 32 p., 9 €, ISBN : 978-2-9602918-3-4

tremouilhe les loups seraient restes des loupsEn ce début du mois de novembre, les éditions La Place – dont les deux premiers ouvrages avaient déjà démontré le goût de l’objet-livre – présentent un tout petit format : trente-deux pages et quatorze centimètres de haut, couverture de carton à rabats et reliure Singer. Au-delà de son apparente délicatesse, l’ouvrage de Julie Trémouilhe (lauréate du Grand Prix du concours de nouvelles de la FW-B en 2021) n’a rien de frêle ou de fragile : c’est une langue audacieuse et accomplie qui se déroule au fil des pages, une prose poétique sonore, texturée, organique. Continuer la lecture

Une armure de douceur

Un coup de cœur du Carnet

Violaine LISON, Vous étiez ma maison, dessins de Manon GIGNOUX, Esperluète, 2022, 96 p., 18 €, ISBN : 9782359841596

lison vous etiez ma maison vfJ’ai quitté la ville, le fleuve, le nœud coulant des jours. […]
Quitté mes semelles de goudron pour mes pieds de terre rouge et d’herbes hautes.

Cinq verbes, treize lunes, une année de lundis dans la forêt. Partir, naître, engranger, transmettre, renaître. Une année d’apprentissage et de retrouvailles avec le dedans et le dehors, une année pour démonter brique par brique les murs entre soi et le monde. C’est une histoire de fil tiré cousu cassé, une histoire de passage et de rapiéçage qu’écrit Violaine Lison avec des mots qui froissent les paumes et caressent le cœur, dans une langue sensuelle et saisissante qu’accompagnent les dessins de Manon Gignoux. Continuer la lecture

Cœur et corps à l’ouvrage

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Selfie de Chine, Midis de la poésie, 86 p., 12 €, ISBN : 978-2-931054-07-9

wery selfie de chineDe son propre aveu, l’une des fonctions du “taff d’écrivaine” d’Isabelle Wéry est de “sculpter des images pour autrui”. Sculpter, on le fait avec les mains, mais aussi avec la langue : sculpter des mots implique la collaboration active du corps et du cœur, qui parvient à donner vie à cette Chine presqu’irréelle, tant elle est éloignée des quotidiens occidentaux. Et pourtant, le petit livre d’Isabelle Wéry est aux antipodes d’un Orient fantasmé : c’est dans la Chine bien réelle et son désordre organisé que plonge ce sino-selfie, dans un tourbillon ardent que répercutent les thèmes, les registres, les formes de discours qui s’y trouvent brassés. Prose poétique, cadavre exquis et tentatives mandarines, franglais, onomatopées et borborygmes mêlés de voyelles décuplées et d’une ponctuation erratique se passent le relais pour un résultat chaotiquo-extatique. Continuer la lecture

Prétextes à la fugue

Philippe HERBET, Fils de prolétaire, Arléa, 2022, 120 p., 15 €, ISBN : 9782363083043

herbet fils de proletaireSi la photographie a le don de reproduire à l’infini ce qui n’a lieu qu’une fois (Barthes), l’écriture a celui, tout aussi bouleversant, de mettre en mouvement des instantanés. C’est ce que le récit autobiographique de Philippe Herbet, photographe mais aussi – s’il était encore besoin de s’en assurer[1] – écrivain, expose avec clarté. Publié aux éditions Arléa dans la collection « La rencontre », Fils de prolétaire travaille le passage du temps en parcourant de petits tableaux d’un quotidien passé, délicats morceaux de souvenirs effrités dans la soupe du temps, toujours racontés au présent – pour pallier, peut-être, cette sentence lapidaire et presque désintéressée : “Je n’ai pas de photos d’enfance.” Continuer la lecture

Face aux tremblements du monde

François EMMANUEL, Guérir par l’écriture ?, Taillis pré, 2022, 77 p., 12 €, ISBN : 978-2-87450-191-3

emmanuel guerir par l ecritureGuérir par l’écriture ? est une question qui en cache d’autres, et c’est certainement pour son amplitude et ses ombres que François Emmanuel l’a choisie pour titre de ce petit essai condensé et érudit, qui explore les points de jonction et de rupture entre la vie et l’œuvre, entre les chemins thérapeutique et artistique qui jalonnent le parcours des auteurs et des autrices. En deux parties dont la seconde s’attache à exemplifier les réflexions développées dans la première, l’auteur interroge le processus de création et ses répercussions sur le corps des auteurs et autrices à partir du courant de l’art-thérapie. Mais plutôt que de se consacrer aux ateliers en tant que tels, François Emmanuel décale le concept et l’applique non plus à des écrivants (des personnes qui ne font pas de l’écriture leur métier mais s’y glissent dans le but d’y trouver une voie vers la guérison), mais à des écrivains. Continuer la lecture

Une curieuse illumination collective

Philippe BLASBAND, Quintessence, Maelström reEvolution, 2022, 226 p., 15 €, ISBN : 978-2-87505-417-3

Quintessence ne se contentait pas de créer un théâtre différent et en marge mais, de plus, le créait avec des méthodes différentes et en marge.

blasband quintessenceRien de plus adéquat, pour retracer l’épopée fantasque et stupéfiante d’une compagnie toute entière dédiée à la remise en question des conventions théâtrales, qu’un roman où s’entremêle le vrai au faux jusqu’à se fondre en une matière plastique, généreuse et surprenante, forgeant une réalité alternative que l’on devine pas moins jouissive et abondante que l’officielle. C’est chose faite dans un texte de Philippe Blasband écrit il y a de cela dix ans, et qui n’avait alors pas trouvé d’éditeur ; impair aujourd’hui triplement réparé par une publication chez Maelström, mais aussi une adaptation en pièce radiophonique au Rideau de Bruxelles suivie d’une version podcast.         Continuer la lecture

Je te cherche dès l’aube

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHE, La fin des abeilles, Gallimard, 2022, 198 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782072961021

lamarche la fin des abeillesLe nouveau récit de Caroline Lamarche se referme avec des ruisseaux sur les joues, au milieu des premières abeilles du printemps – osmia bicornis, de petites abeilles rousses et solitaires, disparues des zones d’agriculture intensive mais toujours présentes en zones urbaines. Attirées sans doute par  les filets de lumière qui serpentent entre les phrases, par les mots solaires pour dire la nuit, elles contreviennent à leur solitude pour se réunir sous la voûte de papier. Là où Dans la maison un grand cerf (Gallimard, 2017) touchait à la première grande disparition, celle du père, La fin des abeilles se penche sur la figure de la mère, sa très longue vie et sa fin considérablement étirée. Continuer la lecture

Autopsie du fonctionnaire dans son milieu

Jean-Luc OUTERS, L’ordre du jour, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 220 p., 8,50 €, ISBN : 978-2-87568-558-2

outers l ordre du jourPremier roman de Jean-Luc Outers, paru en1987 aux éditions Gallimard, L’ordre du jour reparait dans la collection Espace Nord. Cette réédition est l’occasion de remettre sur les tables un récit dont le tranchant est loin d’avoir été émoussé par les années.

L’ordre du jour dont il est ici question prend la forme d’un cheminement en compagnie des névroses d’un narrateur anonyme, dans les méandres de l’administration du département des travaux publics de la ville de Bruxelles. Des névroses qui se cristallisent autour du passage du temps, de l’attente et du langage – ce qui vaut au récit d’être piqué de réflexions liant l’usage et la polysémie de mots et d’expressions à la fois banales et symptomatiques d’une certaine déliquescence systémique. Toutes ces névroses suivent la direction de la crainte, celle de se perdre : dans l’autre (“confusion totale où l’identité n’aurait plus la moindre trace”), dans la langue qui “nous asservit, en quelque sorte”, dans l’absurdité de règles édictées et modifiées suivant l’imprévisible bon vouloir d’une poignée d’hommes s’accrochant à un pouvoir toujours précaire. Une crainte qui se fait plus vive à mesure que se succèdent les disparitions (morts et autres emprisonnements) qui émaillent la vie professionnelle du narrateur. Continuer la lecture

La composition du silence

Un coup de cœur du Carnet

Veronika MABARDI, Sauvage est celui qui se sauve, Esperluète, 2022, 208 p., 18 €, ISBN : 9782359841497

J’écris : voici mon frère, il n’a fait que passer, mais la phrase ment. Alors je cherche les traces qu’il a laissées dans le regard des autres. Il me relie à eux. Qu’est-ce qui s’est inscrit en eux de son passage ?

Suivre le fil : plonger sous la matière, là où s’emmêlent et se confondent les fibres, rejoindre la surface, reprendre. Les mots de Veronika Mabardi circonscrivent en pointillé les contours de la perte et tracent, d’un même mouvement, l’empreinte d’un corps qui jamais n’a pu se résoudre à respecter les limites. Ce corps est celui de son frère, Shin Do Mabardi, arrivé à l’âge de cinq ans dans cette famille d’intellectuels de gauche, douce et généreuse, depuis la Corée du Sud. En dépit de l’amour qui l’attend de pied ferme et amortit la brutalité du déracinement, l’expérience est avant tout celle d’un arrachement. Dans la terre coréenne, Shin Do laisse des radicelles tranchées vives. Un morceau de son identité se développe sans lui à l’autre bout du monde, plaçant son existence sous le signe de la fragmentation. Continuer la lecture